Pourquoi je ne suis pas athée

(Jean-Yves Bourdin, professeur agrégé de philosophie, 29/04/09)

1/ Sur le plan religieux, je suis un catholique, un catholique incroyant, comme nous le sommes presque tous dans ce pays. Je fais en effet partie tranquillement de cette écrasante majorité des catholiques (87%) qui ne croient pas à la résurrection du Christ (cf Golias Hebdo No 76, page 6).

Majorité généralement silencieuse, nous gardons une attitude globalement bienveillante à l'égard de la petite minorité croyante, qui prend une grosse part de la charge de la transmission de notre religion commune. Les désaccords que nous pouvons avoir avec nombre de nos curés (essentiellement sur les sacrements et le partage du vin à la messe) peuvent se régler à l'intérieur de la communion ecclésiale, par les méthodes habituelles (dialogue, emails incendiaires, pétitions, pancrace), sans excommunication. Mais nous supportons de moins en moins les insanités des bureaucrates les plus séniles qui dirigent notre Eglise, et nous le disons désormais publiquement.

2/ Sans être athée, je partage cependant la raison qui fait qu'il y a de plus en plus d'athées: cette raison n'est pas l'inexistence de Dieu, ni je ne sais quel "matérialisme des sociétés modernes", c'est toujours la même raison: l'impiété des croyants. Quand je vois un évêque déclarer qu'il a excommunié la mère de la gamine violée par son beau-père, mais pas ce beau-père violeur, et quand je vois que le Vatican soutient cet évêque, je ne peux que m'insurger violemment: le Dieu de cet évêque, le Dieu du Vatican, ils n'existent tout simplement pas! Ce n'est pas Dieu en général dont je nie l'existence: c'est ce Dieu-là, votre image de Dieu, votre idole perverse et malfaisante, dont je nie l'existence. En jargon philosophique: l'athéisme déterminé, non l'athéisme absolu.

3/ Ayant poussé ma bienveillance à l'égard de la minorité catholique jusqu'à épouser une personne de cette minorité, j'ai pu noter que cet athéisme-là est en fait partagé par une bonne partie d'entre eux. Cela n'a rien d'étonnant dans le fond, puisque l'athéisme est dans la substance même du monothéisme: il n'y a d'autre dieu que Dieu, et tous les autres dieux n'existent pas. Cet athéisme revêt une particulière vigueur dans le christianisme, comme l'a montré Ernst Bloch, et j'avoue avoir du mal à comprendre pourquoi si peu de cathos de la minorité partagent le combat des cathos de la majorité contre les faux dieux. Ce ne sont pourtant pas les idoles et les veaux d'or qui manquent, dans notre société, non?
Pourquoi suis-je si seul à enseigner que Coca-Cola n'existe pas, que l'extravagante religion qu'il développe sur la planète entière, à coups de milliards de dollars, n'est qu'une ridicule superstition autour d'un soda caféiné? Serait-ce le souci politique de la bureaucratie du Vatican de ménager cette religion concurrente dont le prophète a contraint des milliards de fidèles à boire du Coca? Ou bien le souci de nos évêques de France de ménager le parti de gouvernement, dont toutes les tendances sont unies aujourd'hui autour de la bigoterie des lois anti-tabac anti-jeunes anti-vin anti-tout? Pourquoi diable suis-je si seul à proclamer que le vin, c'est le sang du Christ? Le sang du Christ, bon sang!

4/ Philosophe, je n'ignore pas que l'athéisme philosophique est une position en toute rigueur intenable, qui a toujours mené les grands philosophes athées (Auguste Comte, Feuerbach, Nietzsche) à tenter de construire des religions de rechange, des religions concurrentes (religion de l'humanité, Dionysos contre le crucifié, etc) qui ne font évidemment jamais le poids face aux quelques grandes religions que l'histoire a sélectionnées. J'ai beau avoir des amis francs-maçons, je considère toujours qu'une religion sans Dieu, c'est un peu comme le PACS ou le mariage civil face au sacrement de mariage: un pis-aller, un ersatz, un produit de remplacement quand on ne peut pas avoir mieux - de la religion light, du Canada Dry. Si tu as une religion, il faut que tu en chies, que tu jeûnes, etc. Sans ça, ça ne fait pas sérieux.
Dans mon jargon de philosophe (qui, attention, n'est pas le même que le jargon chrétien), je dirais que l'athéisme relève généralement de "l'idéalisme" philosophique, alors que j'adopte une position de type "matérialiste". Et on ne peut pas être rigoureusement matérialiste, comme l'étaient Epicure, Galilée ou Spinoza (et comme Michel Onfray ne l'est pas), sans reconnaître que l'homme ne s'est évidemment pas créé lui-même. Et quoi d'autre que l'idée de Dieu, pour remettre l'homme à sa place, lui faire comprendre qu'il n'est pas le centre du monde?
Philosophiquement, il n'y a que deux positions tenables, concernant l'existence de Dieu: celle de Descartes (je ne crois pas que Dieu existe, je le sais), et celle de Kant (je ne peux pas le savoir, mais la raison me contraint à le croire), et ce sont deux positions monothéistes. Le monothéisme est la seule position rigoureuse, compatible avec la raison, c'est pourquoi les grands penseurs athées comme Nietzsche ou Heidegger sont irrationalistes. Le débat philosophique pertinent ne porte donc pas sur l'existence de Dieu, mais sur ce qu'il est, son "essence" (Dieu est-il quelqu'un, une personne, ou une substance, etc).

5/ En ce qui concerne la comparaison entre le "Dieu des philosophes" et le "Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob", eh bien... il faut voir, tout dépend de la conception qu'on a du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, rien n'est fixé d'avance - je n'ignore pas que les spécialistes de cette question, les théologiens, ne sont pas tous d'accord sur ce point, et que le Bureau Politique qui, au Vatican, est chargé de trancher les débats, dit en ce moment beaucoup d'insanités. Reste que le monothéisme est une position philosophique, alors que le christianisme (comme l'athéisme) est une position religieuse, ce qui fait que le christianisme n'est pas déductible logiquement du monothéisme. Donc, si je suis non seulement monothéiste, mais chrétien, et non seulement chrétien, mais catholique, c'est pour d'autres raisons, qui ne sont pas philosophiques.
Si je suis catholique, c'est parce que je n'ignore pas que notre Eglise, et elle seule (avec l'Eglise orthodoxe, peut-être) est à même de comprendre et éduquer correctement le sentiment religieux du peuple (les protestants s'y refusent, et quand ils s'y mettent, cela donne les résultats atroces des sectes américaines). Le peuple sait bien, il sent bien, lui, que Dieu existe. Je suis évidemment, comme Molière, du côté de Sganarelle: l'athéisme de Dom Juan n'est rien d'autre que perversion d'aristocrate et cynisme post-moderne. Mécréants, bigots et tartuffes de tout poil, lisez et relisez la première phrase du Dom Juan de Molière, cette fière proclamation des peuples catholiques et des philosophes modernes, par la bouche de Sganarelle:

"Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n'est rien d'égal au tabac:
c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre".

6/ Le réflexe qui fait écrire comme un tic à Benoit XVI "le matérialisme athée" ne montre que son ignorance en philosophie. La plupart des philosophes matérialistes ont refusé l'athéisme, car le travail à faire, ce n'est pas la négation de l'existence de Dieu, c'est la critique de la religion, la critique de l'impiété des croyants, qui est la véritable source de l'athéisme. Rien ne s'oppose, en principe, à ce que cette critique de la religion devienne une auto-critique de la religion, rien ne s'oppose à ce qu'elle soit pratiquée par les cathos de la minorité comme par ceux de la majorité. Je ne me fixe nullement comme objectif d'augmenter une majorité bien suffisante, à 87%. Mais il y a dans l'Eglise des bureaucrates qui, avec leurs superstitions, font diminuer de jour en jour notre nombre. Je ne jouerai pas au jeu de "à toi à moi" pour savoir si ces bureaucrates sont dans les 87 ou dans les 13, parce que je crois qu'ils trichent (ils disent qu'ils sont dans les 13, mais beaucoup sont dans les 87, en réalité). Mais je ne supporte pas qu'ils continuent à me filer la honte d'être ce que je suis, un catholique incroyant.

Le sang du Christ, bon sang!

Note: L'ignorance de Benoit XVI en philosophie, ce n'est pas de sa faute. Il a fait des études. Mais il se trouve que les facultés catholiques de philosophie n'acceptent de se confronter qu'à des positions elles-mêmes religieuses, donc à l'athéisme idéaliste (Nietzsche et Heidegger, et sans doute aujourd'hui le nietzschéisme hédoniste d'Onfray). De fait, notre Eglise, ici, n'est pas au niveau, et les formations sérieuses en philo n'existent que dans la seule école philosophiquement libre, l'école laïque.

 


Les sectes athées: le pire du religieux

Libre pensée - 1

Libre pensée - 2

Riposte laïque - 1

Riposte laïque - 2

Riposte laïque - 3

Réveil communiste

Pourquoi signaler ces stupidités? Eh bien, la différence entre cathos et athées, c'est que les cathos qui ne sont pas d'accord avec les bêtises fachos et/ou bigotes d'autres cathos, ils le disent publiquement et fort, sur des sites cathos, et ça fait causer. Par exemple ici. Tandis que les athées qui disent haut et fort qu'ils ne sont pas d'accord avec les bêtises fachos et/ou bigotes d'autres athées, je n'en ai pas trouvé. Peut-être que je n'ai pas été assez loin dans Google. Mais peut-être aussi que les athées ont tendance à se croire immunisés, étant athées, contre les bugs des religions et des sectes, et qu'ils reproduisent ces bugs sans même s'en apercevoir...

 


Excuses et suite

Pour une suite à la discussion, reportez-vous ici. Toutes mes excuses à Cobab, j'ai fauté contre la nétiquette. Mon système de la diffusion par spam a l'inconvénient de ne plus distinguer les courriers privés des autres, il faudra que je fasse attention à ça.

 


Suite de la discussion

D'abord toutes mes excuses, encore une fois, pour ma violation flagrante de la nétiquette.

Sur le fond philosophique, en fait, il semble qu'il n'y ait pas grand désaccord: "toute la foi chrétienne est liée à l'affirmation du fait de la résurrection de Jésus, qui est le fondement même de cette foi", dit le catéchisme, et il a raison, c'est cette foi qui définit le croyant. Nous sommes là sur le terrain proprement religieux ("les mystères cachés en Dieu, qui ne peuvent être connus s’ils ne sont divinement révélés"). 13% des cathos ont cette croyance, et 87% ne l'ont pas. Je suis clairement dans les 87%.

Mais je ne te cache pas que les formulations du catéchisme et de Jean-Paul II me semblent bien plus malines et prudentes que le maoïsme chrétien de Badiou, qui n'a pas changé depuis 68 (je parlais déjà d'une espèce de terrorisme intellectuel des maos). Fides et Ratio ne parle pas, comme Badiou, de "vérité" à propos de la résurrection, mais il distingue "les vérités que la raison naturelle peut atteindre", d'un côté, et "les mystères cachés en Dieu", qui "nous sont proposés à croire", de l'autre. La résurrection fait partie de ces mystères révélés (religieux). Mais ça n'a rien à voir avec la question de l'existence de Dieu. L'existence de Dieu, étant une "vérité que la raison naturelle peut atteindre", est une question philosophique, non religieuse.

Politiquement, si tu me donnes l'Etre Suprême avec les droits de l'homme, nous sommes d'accord. Mais tu dois aussi reconnaître qu'il existe des religions sans Dieu, avec leurs églises, du côté des positivistes, et du côté des francs-maçons. Et que la séparation entre ces églises-là et l'Etat, elle reste largement à faire, c'est vraiment le moins qu'on puisse dire.

En fait, notre désaccord porte sur la gestion par les cathos du sentiment religieux populaire, ce que tu appelles l'éducation populaire. Curieusement, ton exemple du buis à Bobigny, j'y vois, contrairement à toi, un exemple de l'expertise des cathos, et d'eux seuls, dans la gestion du sentiment religieux populaire. C'est typiquement un truc que les protestants ne peuvent pas faire : intégrer une superstition à une croyance religieuse régulée, si bien qu'elle devient inoffensive. Tout le côté animiste-tabou est évacué, on arrive à un rite finalement plutôt sympa, qui plaisait beaucoup à ma mère. Ca, ou les cloches de Rome pour Pâques, il faut des siècles de boulot pour arriver à le trouver.

Même chose pour le culte des saints, et les prières au saint patron des paysans : c'est la même expertise, comment assurer des médiations pour dépasser la superstition tout en la maintenant, mais en évacuant l'essentiel de son contenu païen. Et en maintenant cette position de fond, la vérité de l'expérience paysanne, à savoir qu'il y a des choses qui nous dépassent, qui ne dépendent pas de notre décision, et qui sont les vraies forces.

C'est la force historique de l'Eglise catholique: elle ne méprise pas le peuple, alors que les athéismes de Dom Juan ou du marquis de Sade, en méprisant ses croyances, le méprisent profondément. Si tu tiens à ce que des objets aient une vertu particulière au-delà de leurs simples caractéristiques chimiques, eh bien je peux te proposer les vertus morales du tabac (Sganarelle), le vin qui est le sang du Christ, le pain qui est son corps. C'est très très fort, ça. Et à partir de ça, si tu veux faire six années d'études de théologie à la Catho, tu peux.

Le fond est donc bien une question d'éducation populaire. Badiou, c'est le platonisme dans ce qu'il a de plus fruste, l'extériorité absolue entre opinion et science, le refus de toutes les opinions mises sur le même plan. A partir de ça, tu ne peux absolument pas progresser, le peuple restera éternellement dans la caverne. Ca aboutit à laisser absolument libres toutes les opinions, ça mène donc forcément au supermarché des "croyances n'importe quoi". Tu ne peux pas réguler les croyances et les superstitions si tu commences par les récuser toutes.

L'Eglise catholique, c'est des siècles de finesse dans la gestion de "l'opinion droite", celle à partir de laquelle on peut progresser et aller au-delà de l'opinion. En termes marxistes, c'est la question du rapport entre science et idéologie: Badiou, en bon althussérien, ne pense qu'en termes de rupture, de pose de ligne de démarcation, là où il faudrait penser en termes de passage et de dépassement, donc de médiation.

C'est pour ça, pour qu'une éducation populaire soit possible, qu'il faut passer de Badiou à Macherey. Le maître ignorant, il s'appelle "le curé", "le prof de philo", ou "le psychanalyste".

L'illusion que tu partages peut-être, en tout cas que j'ai longtemps partagée, ce serait qu'on peut sortir de la religion, sortir de l'Etat, sortir de l'idéologie, sortir du capitalisme, etc, l'illusion que le progrès se pense en termes de dépassement, conçu comme sortie vers une extériorité. La réflexion actuelle des marxistes comme Denis Collin et moi, ce serait justement qu'"on n'en sort pas". Parce qu'on ne sort pas de l'histoire, on ne sort pas de l'idéologie, on ne sort pas de la religion, on ne sort pas du capitalisme, etc, bref on ne sort pas du réel et de ses contradictions.

Encore une fois, toutes mes excuses.

JY Bourdin