Manuel Talens: conversation avec Gilad ATZMON
Manuel Talens est un romancier, traducteur et éditorialiste espagnol.
La première partie de cette interview est parue sous le titre "La belleza como arma política" dans le n°202 de décembre 2005 du mensuel mexicain Memoria.
Traduction de l’espagnol en anglais par Manuel Talens revisée par Mary Rizzo et de l’anglais en français par Marcel Charbonnier. Toutes les traductions sont en Copyleft par l’intermédiaire de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique transtlaxcala@yahoo.com.
L’autoroute A7, qui file vers le nord de l’Espagne, est habituellement fluide et agréable. Mais le 27 août dernier, elle a mis ma patience à rude épreuve : je devais foncer, car j’avais rendez-vous avec Gilad Atzmon, dans les Pyrénées, du côté français. L’avalanche des voitures de vacanciers européens sur le chemin du retour redoublait le trafic. Aussi, au lieu d’arriver à deux heures de l’après-midi, je n’ai pu échanger une poignée de mains avec Gilad qu’à la nuit tombée. Heureusement, il m’avait attendu.
Né en Israël, Gilad Atzmon a reçu une éducation juive laïque. Il a effectué son service militaire à l’époque de la guerre du Liban (1982), et cet événement l’a rendu extrêmement sceptique en ce qui concerne tant le sionisme que la politique israélienne. Dix ans plus tard, il a quitté son pays natal, avec un aller simple. Au Royaume-Uni, où il s’est installé, il a étudié la philosophie. Mais après l’obtention de la licence, il a opté pour la carrière musicale. Il vit à Londres et se considère comme un exilé.
Jusqu’au jour où nous nous sommes rencontrés, nous ne nous connaissions que par des e-mails échangés à l’occasion, depuis que je m’étais mis à traduire en espagnol un certain nombre des articles qu’il publie régulièrement sur son site ouèbe [ ] pour fustiger l’appareil institutionnel de l’Etat d’Israël. Il m’a toujours impressionné par la manière intellectuellement très structurée qu’il a de critiquer ce qu’il considère être les politiques racistes des sionistes, et il a mis son art au service d’une cause : la libération du peuple palestinien. Si je viens à l’instant de mentionner l’art, c’est parce que Gilad Atzmon, avant toute chose, dans la vie, c’est un artiste, qui utilise ses nombreux instruments (saxophone, clarinette, flûte.. et ordinateur) pour jouer de la musique et écrire des livres, ainsi que des articles engagés. Son premier album, EXILE, a reçu en 2003 la distinction (décernée par la BBC) de « meilleur album de jazz de l’année », et il vient tout juste d’en lancer un nouveau, musiK. Ces deux albums ont été enregistrés avec son propre groupe, un orchestre multiethnique nommé The Orient House Ensemble. Il a aussi publié deux romans, traduits chacun en dix-sept langues (« Guide des égarés » - « A Guide to the Perplexed » et « My One and Only Love »). Ce qui suivra est une partie d’une longue conversation que nous eûmes avant qu’il ne parte, à l’aube, pour Rome, tandis que je retournais vers le Sud. Signe des temps : notre conversation s’est poursuivie, ensuite, par l’intermédiaire d’un chat sur Internet.
Manuel Talens [MT] : Qui êtes-vous, M. Atzmon ?
Gilad Atzmon [GA] : Excellente question ! Je suis probablement le dernier à le savoir de façon assurée. Je présume que je suis un musicien de jazz, ce qui veut dire que je suis voué à me réinventer en permanence. Je suis avant tout engagé dans des considérations qui me concernent moi-même. Une bonne question, pour commencer, c’est celle de savoir qui je pourrais bien être. Beaucoup de mes écrits et de mes critiques du sionisme et de l’économie mondialisée sont alimentés par ma tendance à réfléchir à qui je suis et à me remettre en permanence en question.
MT : Jouons, alors, si vous voulez bien, au psychanalyste et à l’analysé. Je déduis que si vous avez besoin de vous réinventer vous-même, c’est parce que vous n’êtes pas satisfait de ce que vous êtes ? Dites-moi, s’il vous plaît, si cela vous pose un quelconque problème, d’être juif ?
GA : Je dis toujours que le fait d’accorder des interviews me permet d’économiser le fric que, sans ça, je devrais donner aux psys ! Je pense que le besoin de se réinventer n’est pas nécessairement une échappatoire. C’est plutôt une quête de son essence véritable. De fait, le processus de réinvention tire son pouvoir d’une agression sans fard contre l’ego. Vous commencez à jouer [de la musique] seulement quand vous avez cessé de réfléchir. Pour recourir à la terminologie lacanienne, vous pouvez dire : « Vous êtes là où vous ne pensez pas. » Cela peut résonner bizarre, mais je réalise, maintenant, que c’est ma passion pour le jazz qui m’a rendu de plus en plus critique vis-à-vis de l’identité juive et du sionisme. A l’âge de dix-huit ans, alors que j’étais supposé devenir un judéo soldat suprématiste, je suis tombé follement amoureux de Coltrane et de Bird. C’est alors que j’ai pris conscience du fait que la culture qui m’inspire (la culture afro-américaine) n’avait strictement rien à voir avec la culture pour laquelle j’étais supposé combattre.
MT : Mais cela ne répond pas à ma question. Tout au moins pas à ce que j’avais en tête. Permettez-moi de vous rappeler que cette conversation s’adressera au premier chef à des lecteurs non juifs de langue espagnole qui ne sont pas nécessairement très au fait des idiosyncrasies du peuple juif. J’ai besoin de savoir si vous vous sentez bien dans votre peau de juif - en prenant en compte le fait que personne ne choisit ses origines - et si j’ai besoin de savoir cela, c’est parce que certaines des questions que je m’apprête à vous poser auront trait aux questions sensibles de l’antisémitisme et de la soi-disant haine juive de soi-même. Je répète, donc, ma question : « Le fait d’être juif vous pose-t-il un quelconque problème ? »
GA : En aucune manière, car je ne me considère pas comme juif. Ceci dit, je sympathise avec les juifs croyants et avec tout groupe spirituel ou toute foi religieuse, mais beaucoup moins avec l’identité laïque juive. Je soutiens qu’une fois que l’on dépouille la judéité de son contenu spirituel, ce qui reste est pur racisme. Vous voyez donc que, n’étant ni juif religieux ni juif laïc, je ne peux me considérer comme juif.
MT : Eh bien ! Voilà une déclaration plutôt directe, à laquelle je ne m’attendais pas. A dire vrai, si nous acceptons le concept sémiotique selon lequel la langue est ce monde intérieur dans lequel nous vivons, un monde qui n’est jamais neutre et qui conditionne notre manière de penser ; après vous avoir vu et vous avoir entendu parler hébreu avec votre épouse et vos enfants, je m’attendais à ce que vous vous sentiez à l’aise - tout en étant critique, bien entendu - à l’intérieur du champ linguistique avec lequel vous avez grandi. Il convient de rappeler que l’hébreu n’est pas une lingua franca plus ou moins dénationalisée comme peuvent l’être l’anglais ou l’espagnol, mais bien la langue ressuscitée des juifs d’Israël. Donc, puisque vous avez été élevé en juif laïc, mais que vous n’acceptez plus d’être tel, qu’êtes-vous, là, maintenant : Une homme acculturé ?
GA : De fait, je me considère comme un Palestinien de langue hébraïque. Je parle effectivement l’hébreu et ma Patrie, c’est la Palestine. Contrairement à Israël, qui est un appareil politique raciste et nationaliste, la Palestine est une aire géographique. La Palestine est authentique et sincère ; Israël est artificiel et imposé. Vous voyez, quand j’ai la nostalgie du pays, je vais dans un restaurant libanais, et pas dans une gargote vendant des falafel israéliens. Et pourtant, je n’irais pas jusqu’à dire que j’aurais réussi à m’assimiler dans un quelconque groupe national ni social, et permettez-moi de vous dire que cela ne m’intéresse pas. Mon anglais est laborieux, et mon accent révèle mon origine au bout de quelques secondes seulement. J’ai appris à vivre avec. Je suis né et j’ai été élevé dans un certain lieu et à cela, je ne peux rien changer. Et pourtant, je suis persuadé que la compassion et l’empathie sont des qualités humanistes universelles. Pour moi, rompre avec la judaïcité, cela revient à devenir un être capable de ressentir de l’empathie. C’est là où j’en suis arrivé, et le voyage continue à me plaire.
MT : Maintenant, dites-moi ce qui vous amène à affirmer que la judaïcité séculière n’est qu’une pure forme de racisme ? Il y a tellement de gens honnêtes d’origine juive [des millions], qui ne sont absolument pas religieux et qui néanmoins se sentent et se considèrent juifs, que votre assertion me surprend. Pouvez-vous l’expliciter ? Et, du même coup, n’oubliez pas d’exprimer clairement et simplement ce qu’est le sionisme : n’oubliez pas que vous êtes en train de dialoguer avec des Gentils, dont les gènes culturels - ces fameux « mêmes » - sont chrétiens, et qui sont bien souvent déroutés quand ils sont confrontés à des notions telles le sionisme, le sémitisme ou leurs antonymes : l’anti-sionisme et l’antisémitisme.
GA : O.K. Vous avez raison : une clarification est nécessaire, à ce sujet. Ce n’est pas son origine juive, qui fait de quelqu’un un raciste ; c’est bien plutôt le fait d’admettre qu’il puisse exister une identité juive séculière qui « peut » avoir ce résultat. Comme je l’ai déjà indiqué, une fois que vous enlevez son contenu religieux à la judaïcité, il vous reste le concept du sang juif. Le sionisme est, en réalité, une perception nationaliste qui donne à la judaïcité la connotation d’une race plutôt que d’une croyance religieuse. En ceci, le sionisme est la croyance que Sion [la Palestine] serait le foyer national du peuple juif. Cette croyance baroque est essentiellement fondée sur une promesse biblique. Autrement dit : les sionistes font d’un texte spirituel [la Bible] un simple registre du cadastre. Mais alors, il est loisible de se demander qui constitue le peuple juif ? D’un point de vue sioniste, les juifs sont les gens qui se trouvent être juifs, quant à leur race. De fait, le sionisme est antérieur au nazisme. Les premiers sionistes parlaient déjà de sang juif et d’eugénisme racial, à une époque où Hitler était encore dans ses langes. Le problème étant que le sionisme, bien que mouvement politique marginal et ésotérique fortement critiqué par la plupart des écoles de pensée juives, tant idéologiques que religieuses, est désormais considéré comme l’expression officielle du peuple juif. Je tends à penser que beaucoup de juifs, et ceci inclut sans doute y compris les soi-disant « juifs antisionistes », ne sont en réalité pas autre chose que des crypto-sionistes. Dans un de mes derniers articles ( ), j’avance l’idée que ceux qui se qualifient eux-mêmes de juifs peuvent être divisés entre trois catégories principales : 1. Ceux qui suivent la foi judaïque ; 2. Ceux qui se considèrent comme des êtres humains dont il se trouve qu’ils sont d’origine juive et, enfin, 3. Ceux qui placent leur judaïcité au-dessus de tous les autres traits de leur personnalité. A l’évidence, les deux premières de ces catégories ne me posent aucun problème. Mais la troisième, en revanche, est vraiment problématique. Un juif de la troisième catégorie, c’est, par exemple : un juif qui vit en Amérique (et non pas un Américain, qui se trouve être juif). Pour un juif de la troisième catégorie, l’appartenance raciale est une qualité première et c’est là, de fait, l’essence même du sionisme. Ainsi, être né juif est quelque chose de parfaitement innocent, mais le fait d’être un juif n’a rien de nécessairement innocent. Tout dépend, donc, de la catégorie à laquelle vous vous trouvez adhérer. A moins de correspondre aux deux premières catégories, personne n’est innocent comme, pour ainsi dire, par nécessité.
MT : Excusez mon entêtement, mais je souhaite que vous soyez extrêmement précis. Pour moi, cette expression « personne n’est innocent, comme par nécessité », que vous venez d’utiliser, suggère qu’il est encore possible d’appartenir à la troisième catégorie sans être raciste. Est-ce bien ce que vous voulez dire ?
GA : Si je dis cela, c’est simplement parce que je tiens vraiment à rester poli.
MT : J’y insiste : Etes-vous prêt à accepter l’idée que ces juifs antisionistes qui, d’après vous, ne sont pas autre chose que des crypto-sionistes, peuvent néanmoins être des personnes magnifiques, pas racistes pour un sou, après tout ?
GA : Voyez-vous, nous sommes tous « conscients racialement », mais être « raciste », c’est tout à fait autre chose. Je serai très clair, sur cette question. Etre un juif laïc et faire, néanmoins, de votre judaïcité une qualité première, c’est la claire manifestation d’une tendance raciste. Beaucoup de gens, chez les juifs antisionistes, n’ont tout simplement pas conscience des problèmes inhérents à leur approche raciale. C’est la raison pour laquelle j’ai tenté de dialoguer avec eux et j’ai essayé de les pousser vers une plus grande prise de conscience de leur agenda racial erroné. Je les appelle à abandonner leur approche antisioniste racialement exclusive et à rejoindre, plutôt, un appel universel. Inutile de préciser que beaucoup de juifs se rendent compte de cela tous seuls. Je maintiens que si le sionisme est catégoriquement erroné, alors, l’appartenance raciale ou ethnique de ceux qui le combattent n’a absolument aucune importance.
MT : Donc, si je vous comprends bien, les cibles de vos balles rhétoriques sont simplement quelques individus juifs (plus particulièrement certains juifs, appartenant à la troisième catégorie) et non pas le peuple juif, en tant que groupe. ?
GA : La réponse est : oui ! Je ne propose pas de critique de groupe inclusive, tout simplement parce que les juifs ne sont ni un groupe ni un « peuple ». Ceci étant, il est très important de mentionner que la troisième catégorie n’est pas constituée que d’une poignée d’individus sporadiques. Pour parler pratique, la troisième catégorie forme une identité très solide, dotée d’un agenda global très clair. Je soutiens aussi que, dans la troisième catégorie, vous trouverez une polarisation politique, et même une opposition métaphysique. Vous y trouverez les colons sionistes extrémistes venus de Brooklyn, tout autant qu’un juif marxiste révolutionnaire de Londres. Nous ne pouvons critiquer les juifs en tant que groupe, parce que les juifs ne forment pas un peuple, ni une continuité raciale, ni même une entité ethnique ou culturelle. Les différences culturelles entre juifs séfarades et juifs ashkénazes sont évidentes, mais cela va encore au-delà. Les anthropologues vous diront que les juifs ne constituent pas une race : en fait, des études génétiques ont montré récemment que, autant les juifs séfarades et les Palestiniens ont en partage une origine cananéenne commune, les juifs ashkénazes, tout au moins l’immense majorité d’entre eux, n’ont rien à voir avec Canaan.
MT : Excusez-moi, mais certains de nos lecteurs risquent d’être perdus, si vous ne revenez pas aux notions fondamentales, et si vous n’expliquez pas la différence qu’il y a, entre juifs séfarades et juifs ashkénazes.. ?
GA : Traditionnellement, les juifs séfarades [Séfarad signifie « l’Espagne », en hébreu] sont associés avec ce qu’on qualifie généralement d’origine orientale (Moyen-Orient, Méditerranée, Balkans, Arabie, etc.). Le terme « ashkénaze » fait assez largement référence aux juifs d’origine européenne. Mais les choses, là encore, sont un peu plus compliquées que cela, car comme nous le savons, les juifs ashkénazes sont, en réalité, des Khazars. Leurs ancêtres se sont convertis au judaïsme autour du neuvième siècle. C’est là un fait historique très embarrassant, pour les sionistes, parce que, si tel est bien le cas, alors, pour la plupart des juifs ashkénazes, leur « patrie », c’est le territoire de l’ancien royaume khazar (quelque part entre la Mer Caspienne et la Mer Noire). Leurs origines géographiques n’ont rien à voir avec la Palestine. Strictement rien. C’est là, je le signale au passage, une question très intéressante, en soi. J’ai tendance à penser que tous les Ashkénazes sont des Khazars. Il y a quelques semaines de cela, Marcel Charbonnier m’a envoyé un article qu’il a traduit, au sujet des origines de la langue yiddish. D’après cette étude universitaire très fouillée, le yiddish est en réalité une langue qui présente les structures grammaticales de la langue khazare. Mais nous n’allons pas rentrer dans ce type de considérations, dont je suis d’ailleurs loin d’être un spécialiste.
MT : Simple curiosité ; êtes-vous d’origine ashkénaze ?
GA : Sans conteste possible, mon père était un juif ashkénaze. Aussi, suis-je probablement moi-même d’origine khazar !
MT : Très bien. Mais je vous ai coupé. Je vous en prie, poursuivez.
GA : Et pourtant, bien que les juifs ne constituent pas une race, les juifs de la troisième catégorie sont racialement motivés. C’est cette motivation raciale, contre quoi je m’élève. Comme vous le savez, vous pour qui mes articles sont tellement familiers, je suis le dernier à juger les gens à cause de leur appartenance raciale. De fait, je suis totalement opposé à ce genre d’approche. Il n’y a pas la moindre référence raciale dans aucun de mes écrits critiques. En pratique, ma critique des juifs et de la judaïté est ciblée sur l’ « identité » des juifs de la troisième catégorie. Comme vous le percevez sans doute, la majorité des juifs flirtent avec la philosophie de cette troisième catégorie. Les sionistes, à l’évidence, affectionnent se placer au centre même de la perception suprématiste et les « antisionistes juifs » n’en sont pas très loin, juste un tout petit peu au-dessous..
MT : Je trouve très bien que vous ayez clarifié cette notion, parce que, de mon point de vue de Gentil décontenancé, il est extrêmement intriguant d’observer que vous, Gilad Atzmon, vous, un être humain qui vous trouvez être d’origine juive, pour reprendre votre propre expression, vous qui confessez votre sympathie pour les juifs religieux, et qui abhorrez le racisme - vous êtes véhémentement accusé par les sionistes et certains défenseurs occasionnels d’Israël d’être un raciste, un antisémite et un juif haineux de lui-même. Cela a-t-il un quelconque sens ? Ne sommes-nous pas tout simplement en présence d’une guerre de propagande qui utilise le mot « raciste » en le dépouillant délibérément de sa signification première ?
GA : Bien entendu, c’est délibéré, et c’est fait très intelligemment. L’identité juive contemporaine se compose de trois éléments principaux : l’élément religieux, l’élément nationaliste et l’élément racial (ou raciste). Les sionistes sont très intéressés à maintenir ces trois éléments aussi confusément mêlés entre eux que possible ; il s’agit, de fait, d’une véritable fraude intellectuelle. Dès lors que vous attaquez leur politique nationaliste, ils vous accusent d’être raciste. Si vous attaquez leurs tendances racistes, ils protesteront que ces tendances ne sont rien d’autre que la conséquence de leur religion innocente. Mon modèle de troisième catégorie est là pour suggérer une plate-forme permettant d’attaquer le sionisme, ainsi que la judaïcité, parce qu’ils incarnent une vision du monde clanique, exclusiviste et suprématiste.
MT : Maintenant, un petit quiz à deux questions, pour régler cette question et pour vous positionner clairement. S’il vous plaît, vous ne répondrez que par oui ou par non. Etes-vous antisémite ?
GA : Non, bien sûr que non. J’affirme que dès lors que l’Etat juif s’est établi explicitement comme l’Etat du peuple juif, et qu’il l’a fait aux dépens des indigènes palestiniens, tout acte de guerre contre les juifs peut être compris en termes de « lutte politique ». Cela ne revient pas à dire qu’un tel acte de guerre soit nécessairement légitime.
MT : Gilad, êtes-vous antisioniste ?
GA : Oui. Absolument. Mais je dois dire que j’ai tendance à étendre la définition du sionisme. Pour moi, tout juif de la troisième catégorie est soit un sioniste, soit un crypto-sioniste, et peu importe qu’il clame le contraire. Clairement, ma position représente un sérieux défi pour l’identité juive. J’ai vu beaucoup de choses écrites sur mon compte, et néanmoins, je n’ai pas encore rencontré un seul argument contraire qui tienne la route ! J’en arrive à me demander s’il en existe ? S’il n’y en a pas, il est plus que vraisemblable que je n’aurai pas à dire grand-chose de plus, sur ce sujet : chouette, je vais pouvoir commencer à écrire au sujet des petites fleurs et des petits oiseaux !
MT : En faisant des recherches sur vous, en préparation de cette interview, je suis tombé sur un site ouèbe sioniste incroyable, qui affiche ce qu’ils appellent une LISTE DES MERDES (SHIT LIST), dont l’acronyme anglais, SHIT, signifie : « Self-Hating and/or Israel-Threatening List », c’est-à-dire : « Liste des (juifs) haineux d’eux-mêmes et de ceux qui menacent Israël » [ ], il s’agit ni plus ni moins que d’une liste noire d’ « ennemis », rendue publique. Bien entendu, vous y figurez, avec une longue tirade d’accusations contre vous. Beaucoup des opinions exprimées sur ce site sont extrêmement graves, et elles relèvent probablement d’un procès en diffamation. Mais mettons de côté les implications morales de cet inventaire mal intentionné, ainsi que la mise en danger de la vie de beaucoup de personnes qu’il représente. Ce que je veux souligner, maintenant, c’est que vous y êtes en compagnie de plusieurs personnes que nous autres, les Gentils, nous respectons beaucoup : Woody Allen, Noam Chomsky, Nadine Gordimer, Naomi Klein, voire même l’extraordinaire poète et humaniste Natan Zach. Avez-vous des commentaires à faire, à ce sujet ?
GA : Je suis très heureux, très honoré, d’être sur une liste en une aussi prestigieuse compagnie. De plus, je pense que cette « liste des merdes » représente une merveilleuse vitrine des tactiques auxquelles s’abaissent les gens de notre troisième catégorie, à notre époque. En revanche, ce qui est absurde, c’est que certains des militants juifs de gauche qui se trouvent figurer sur cette liste sont eux-mêmes totalement engagés dans la production de listes similaires de leurs adversaires. L’avis que j’ai à leur donner, c’est de laisser tomber leur philosophie cachère et de rejoindre le mouvement local et mondial de solidarité avec les Palestiniens.
MT : Permettez-moi d’expliquer à nos lecteurs ce mot hébreu : cachère. En fait, cachère réfère aux lois juives concernant les interdits alimentaires. Ces lois déterminent ce qui est licite et ce qui est illicite, ce qui est admis et ce qui est interdit. Originellement, le mot signifie « authentique », il a des connotations avec tout ce qui a trait aux exigences de la loi juive en matière de préparation des aliments. Mais ce terme est usité, également, comme synonyme de judaïcité. Mais reprenons notre conversation. Louis Althusser a défini le concept d’ « appareils institutionnels de l’Etat » : chaque Etat, par opposition au peuple, en général, impose toujours et pérennise certains intérêts particuliers de classe, au moyen d’instruments répressifs spécifiquement créés à cette fin : la police, les lois, le droit à recourir à la violence, ou même à exécuter des gens, etc. Dites-moi si vous êtes d’accord avec cette notion marxiste et, si c’est le cas, appliquez-la à l’Etat d’Israël et développez votre exposé, si vous voulez bien, pour nous indiquer à quel endroit, à votre avis, le centre de la politique sioniste se situe-t-il ?
GA : Là encore, les choses sont un peu plus compliquées qu’ailleurs, dès lors qu’on touche à Israël et à la judaïcité. Evidemment, je suis d’accord avec Althusser. En pratique, Israël est un outil politique qui est là pour servir et soutenir l’hégémonie de l’élite ashkénaze. Cela peut changer, dans un futur pas trop éloigné. Une fois que les juifs séfarades auront pris conscience du fait que leurs liens historiques avec leurs voisins arabes ont été déchirés par la philosophie expansionniste ashkénaze, Israël risque fort de devenir une Palestine ! J’en viens maintenant à l’autre volet de votre question. Je vous dirai que le centre de la politique sioniste, je ne sais pas où il est ! Dans le bureau de Sharon ? A Wall Street ? Toute la cabale des néocons n’est-elle en fait qu’une énième mise en pratique pragmatique du sionisme, au plan mondial ? Mais je ne pense pas que cela soit tellement important. Je préfère considérer le sionisme comme un « réseau opérationnel », dans lequel chaque élément agissant est entièrement conscient de son rôle, mais seulement de son seul rôle. Si tel est bien le cas, alors Israël et le sionisme doivent être considérés comme un appareil colonialiste particulier, qui s’intègre dans un mouvement planétaire beaucoup plus important.
MT : Puisque vous avez mentionné la mondialisation, dites-moi ce que vous pensez des liens étroits, quasi matrimoniaux, entre l’Etat d’Israël et le programme politique impérial des Etats-Unis, et n’oubliez pas d’analyser, du point de vue qui vous est propre, le rôle joué, dans ces liens conjugaux, par la gauche institutionnelle en Israël ?
GA : A l’origine, Israël a été créé pour servir les intérêts mondialisés anglo-américains. A l’évidence, ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’Amérique combat aujourd’hui (sans aucun succès) les dernières poches de résistance arabe (au colonialisme sioniste). En ce qui concerne le rôle joué par la gauche israélienne dans cette affaire criminelle planétaire, je suggère que nous soyons très prudents. Traditionnellement, la gauche israélienne était associée au parti démocrate américain. Dans les années 1980, le Likoud a institué des liens extrêmement étroits avec la droite radicale du parti républicain. Ce partenariat est aujourd’hui tellement fort que l’Amérique est prête à envoyer ses soldats mourir pour les intérêts stratégiques israéliens [voir, par exemple, l’invasion de l’Iraq]. Si vous tenez vraiment à parler de la gauche institutionnelle israélienne, je vais devoir vous assurer qu’en réalité, la gauche israélienne n’est rien d’autre qu’une entité verbale. Il n’y a rien, derrière ce vocable. La raison en est extrêmement simple. Si Israël est l’Etat du peuple juif, alors toute pensée de gauche, au sein d’un tel environnement politique nationaliste, doit être conçue en termes de « national-socialisme juif » [je suis sûr que cela fait « tilt », chez vous !]. Ceci étant dit, il y a quelques très rares hommes de gauche, en Palestine, qui se trouvent être d’origine juive. Comme nous le savons, ils ne leur viendrait pas à l’idée de se définir comme Israéliens ou comme sionistes de gauche, mais bien plutôt comme « Palestiniens de langue hébraïque », ou encore comme « Palestiniens juifs », ou quelque chose dans ce genre..
MT : On vous a accusé d’un tas de choses, sur le ouèbe, mais sans doute les deux accusations les plus graves portées contre vous sont celles de « négationniste de l’Holocauste » et d’ « incitation à l’incendie de synagogues », deux délits passibles de sanctions pénales. Qu’avez-vous à répondre, à ce sujet ?
GA : Je pense que vous l’avez dit vous-même. Bien que ces accusations tombent sous le coup de la loi, je n’ai jamais été convié à me rendre dans un quelconque commissariat de police. Ce sont là, à l’évidence, des accusations non fondées, qui sont formulées exclusivement au service d’une cause politique spécifique, principalement chère aux membres de la communauté de la troisième catégorie. Si cela vous intéresse, j’ai dressé une liste partielle des mensonges qu’on fait courir à mon sujet, suivis de mes réponses, à l’adresse URL suivante : Mais vous attendez sans doute plus d’explications de ma part. Si l’accusation portée contre moi d’incitation aux incendies de synagogues est un mensonge outrageant, ma critique de l’Holocauste est plutôt complexe. Je ne nie pas l’Holocauste, je ne nie pas le judéocide perpétré par les nazis. Mais j’insiste, simplement, sur le fait que tant l’Holocauste que la Seconde guerre mondiale doivent être traités comme des événements historiques, et non comme des mythes religieux. L’histoire de la Seconde guerre mondiale et de l’Holocauste est pleine d’incohérences et de contradictions. Des questions essentielles sont laissées sans réponses. Pourquoi les Américains n’ont-ils pas bombardé Auschwitz ? Pourquoi ont-ils attendu jusqu’en juin 1944 pour débarquer en Normandie ? Ne serait-ce pas parce que Staline était en train d’avancer, en Europe centrale, qu’ils se sont enfin décidés ? Pourquoi les Alliés ont-ils détruit les villes allemandes, plutôt que les installations industrielles logistiques et les objectifs militaires clés ? N’était-ce pas parce qu’ils ne voulaient pas détourner l’armée d’Hitler de son combat contre Staline ? Pourquoi les Américains ont-ils vitrifié Hiroshima et Nagasaki ? N’est-ce pas parce que les Rouges venaient de déclarer la guerre au Japon, et qu’ils auraient pu interférer avec eux dans le Pacifique ? A l’évidence, un examen critique de la Seconde guerre mondiale révélerait le fait que, du point de vue anglo-américain, Staline était le véritable ennemi, et non pas Hitler. Le narratif de l’Holocauste est là à seule fin de dissimuler cette interprétation plus que convaincante, et néanmoins inquiétante. La plus cruciale des questions, à ce sujet, est celle de savoir pourquoi nous ne sommes pas autorisés à traiter précisément ce chapitre de l’histoire en utilisant les méthodes historiques scientifiques, universitaires.
La réponse est très simple : l’Holocauste est désormais considéré par la majorité des juifs et des Anglo-Américains comme la nouvelle religion de l’Occident.
MT : Une religion ? Vous voulez dire : un dogme, un principe considéré indiscutable ?
GA : Oui, c’est ça. Mais l’Holocauste est bien plus qu’un simple dogme religieux. Ce qui fait d’une religion un ensemble de croyances uniques en son genre, c’est l’acceptation d’un récit non-réaliste. La croyance est le résultat d’une acceptation aveugle de ce narratif surnaturel. La force de la religion de l’Holocauste tient au caractère non-réaliste de son récit fondateur. Le narratif de l’Holocauste est structuré à la manière d’un cauchemar horrifiant. Il s’agit de l’histoire métamorphique d’un homme transformé en une machine à tuer industrielle. Mais, là encore, même si nous acceptons que l’Holocauste est la nouvelle religion libérale démocratique anglo-saxonne, nous devons permettre aux gens qui le veulent d’être athées. Mais d’une certaine manière, nous sommes bien moins tolérants envers ceux qui ne croient pas en la religion holocaustique. Dans certains pays, cette hérésie a même fait son entrée dans le code pénal et c’est là un fait qui renforce la très puissante intention politique de ce dogme artificiellement sacralisé et imposé d’en haut : ne pas croire à l’Holocauste, aujourd’hui, c’est considéré comme un délit, comme un crime.
MT : Vous savez, je suis assez versé dans ces questions de criminalisation de la non-croyance. L’Eglise catholique est riche de dogmes curieux, comme la Sainte Trinité ou la Virginité de Marie, en dépit de sa maternité. Quelques siècles en arrière, vous pouviez finir par vous éteindre sur le bûcher, si vous n’y croyiez pas.
GA : Yep ! Plus abracadabrant est le narratif, plus vous devez prouver que votre foi est absolue. La vérité de l’advenu n’a aucune importance, dès lors que personne ne se préoccupe vraiment de vérifier si oui, ou non, Marie était vierge, ou si l’événement de Moïse et du buisson ardent, relaté dans la Bible, est un fait historique authentique. Croire, c’est accepter aveuglément. Et néanmoins, la religion a toujours un but : la religion holocaustique a pour finalité d’occuper le centre même du discours libéral démocratique. Elle est là pour entretenir le lien entre le colonialisme sioniste et l’expansionnisme occidental. En d’autres termes, la validité de l’Holocauste en tant qu’événement historique perd toute signification. C’est à ce point, précisément, que j’interfère. Je ne suis pas historien, et je n’ai pas l’intention de m’engager dans la question historique de savoir s’il y a eu 6 millions, ou seulement 2,5 millions de victimes juives. Je soutiens que cette question arithmétique n’a aucune pertinence, pour ne pas dire qu’elle est stupide, car un crime est toujours un crime, que vous assassiniez une seule personne, ou plusieurs. J’aurais tendance, en revanche, à affirmer que même s’il n’y avait eu « simplement » « que » quelques milliers de juifs et de Tziganes qui ont été assassinés en raison de leur origine ethnique, ou de leur sang impur, c’est là quelque chose de suffisamment tragique pour fonder un chapitre historique traumatique d’importance majeure. Et néanmoins, la question demeure de savoir ce qui transforme un narratif historique en une nouvelle religion ? Je vais essayer de suggérer une réponse : les Palestiniens, par exemple, sont les dernières victimes d’Hitler. Le fait qu’ils vivent dans des camps de réfugiés depuis près de soixante ans est la conséquence directe du judéocide perpétré par les nazis, puisque le sionisme a fondé l’Etat d’Israël sur leurs terres, en conséquence de l’Holocauste. Partant de là, j’ai tendance à affirmer que l’histoire de la Seconde guerre mondiale appartient tout autant aux Palestiniens qu’aux juifs, ou qu’à n’importe qui d’autre. Mais c’est exactement là le début du problème. Dès lors que l’Holocauste devient une religion, il cesse d’être un chapitre de l’histoire. Les juifs sont supposés être les dernières victimes et les Palestiniens sont simplement des victimes de deuxième catégorie, à savoir, comme on dit : « les victimes des victimes ». Dès lors que l’Holocauste devient une religion, personne d’autre que les juifs n’est admis à figurer dans son hagiographie. J’ai tendance à penser que le narratif officiel de l’Holocauste a été, de fait, inventé par les Anglo-Américains victorieux. Et ce narratif officiel n’a pour seule fin que de servir leurs propres objectifs. Je partage l’avis de beaucoup d’historiens, qui disent que le rituel de la victime industrielle juive n’a commencé qu’après 1967, et que les maîtres ont décidé que l’Holocauste ne devait exister qu’en tant qu’il servait l’expansionnisme occidental.
MT : Et quid d’Hitler ?
GA : Ceci ne signifie absolument pas, bien entendu, qu’Hitler ait été innocent. Sans aucun doute possible, Hitler était un criminel sans pitié. Mais il n’était pas le seul. J’ai tendance à faire retomber un blâme massif sur les Anglo-Américains. Apparemment, ce sont les mêmes personnes qui ont rasé au sol Dresde et Hambourg qui ont, comme par hasard, liquidé les habitants d’Hiroshima et de Nagasaki. Sans surprise, ces mêmes personnes qui ont laissé derrière elles 2 millions de morts au Vietnam sont les mêmes qui dévastent l’Amérique latine depuis soixante ans. De manière tout à fait étonnante, les mêmes qui ont aidé Israël à enfermer 1,3 million de Palestiniens à Gaza sont ceux qui aujourd’hui détruisent Bagdad, Fallujah, Mossoul et Tikrit. Et, comme si cela ne suffisait pas, ce sont encore les mêmes qui ont laissé crever les Noirs déshérités à la Nouvelle-Orléans, il y a juste deux semaines de cela. L’Amérique, à n’en pas douter, n’apporte que des nouvelles désastreuses. Mais soyons honnêtes : il ne s’agit même plus de nouvelles. En bref : si nous aspirons à un monde meilleur, nous avons intérêt à réécrire l’histoire du vingtième siècle. Nous devons absolument faire savoir que cette boucherie, au nom de la « liberté » et de la « démocratie » doit cesser. Il est de notre devoir d’examiner notre propre histoire et de la revisiter activement. Il est de notre devoir de nous assurer que la reconsidération de l’histoire (le révisionnisme) trouve sa voie vers le centre de notre discours de gauche. J’affirme que l’histoire officielle de la Seconde guerre mondiale a pour but de cacher des crimes majeurs, d’une ampleur stupéfiante. Hitler a été vaincu, voici soixante ans. L’Amérique a gagné cette guerre sanglante, mais elle n’a jamais cessé un seul instant de larguer ses bombes sur des civils innocents, depuis lors. Pour nous libérer nous-mêmes, nous devons réaménager l’histoire du vingtième siècle, et le plus tôt sera le mieux. Et si l’Holocauste est désormais, officiellement, un événement ex-historique, s’il s’agit purement et simplement d’une religion, j’insiste, alors, pour être autorisé à traiter cette religion du point de vue théologique. Au passage, c’est exactement ce que je suis en train de faire..
MT : Quelle est votre solution idéale pour un règlement équitable de l’apparemment interminable conflit israélo-palestinien ?
GA : Il n’y a qu’une seule réponse possible, à savoir la Solution à Un seul Etat. Comme vous le savez sans doute, je ne crois pas en une solution pacifique, c’est-à-dire en une solution entre Israël et les Palestiniens. Une telle solution ne saurait prendre en compte la cause palestinienne, à savoir : le droit au retour des réfugiés palestiniens. Mais, en fait, le problème est encore beaucoup plus profond. La notion de paix est totalement étrangère à la psyché hébraïque. Sharon a déclaré récemment qu’Israël voulait la paix [shalom], mais il insiste à en « déterminer les termes et les conditions ». A l’évidence, pour Sharon, la paix est une décision pragmatique, c’est le produit d’un bourgeonnement, plus qu’une prise en charge du concept de compassion et de réconciliation. La déclaration de Sharon révèle un clash culturel judéo-chrétien majeur. Fondamentalement, la différence entre juifs et chrétiens pourrait se résumer en une seule phrase : « Les chrétiens sont des juifs, mais qui aiment leurs voisins. » Qu’il en soit ou non bien ainsi est la grosse question. Et pourtant, une chose est bien claire : la pensée occidentale place très haut la compassion et l’amour du Prochain, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les juifs n’ont jamais pu s’intégrer en masse dans l’environnement culturel occidental. La judaïcité est une célébration de la négation. Les juifs [tout particulièrement les ashkénazes] se sont toujours claquemurés derrière les murailles d’un ghetto. Il n’est donc nullement étonnant qu’ils appliquent aujourd’hui exactement la même tactique moyenâgeuse en Israël. Cette sorte d’identité isolationniste ne pourra jamais supporter l’idée d’une paix réelle. Même dans les cercles politiques des classes laborieuses, les juifs ont adopté des cellules séparatistes [tel le Bund, à l’intérieur des Soviets, et d’autres organisations exclusivistes juives « de gauche »]. Partant, une solution pacifique est inconcevable. Par conséquent, afin de réaliser une quelconque forme de réconciliation entre les deux peuples, l’identité hébraïque doit être au préalable vaincue, et vaincue, elle le sera essentiellement par elle-même. Nous devons aider les Israéliens à se dé-sioniser. Quand cela arrivera enfin, nous devons veiller à ne pas oublier de nous dé-sioniser nous-mêmes.. Je fais allusion, ici, principalement à la Grande-Bretagne de Blair et à l’Amérique. Je tiens à dire que la dé-sionisation de la Palestine est un élément clé dans le processus de notre libération globale.
MT : L’identité isolationniste que vous venez de décrire m’a rappelé le mur qu’ils ont construit en Israël, mais le prétexte officiel pour sa construction consiste à dire que ce mur permettrait aux Israéliens d’assurer leur autodéfense face au terrorisme..
GA : Qualifier de « terrorisme » un acte de combat pour la liberté est, en soi, symptomatique du nouveau discours occidental sous la houlette du sionisme. Ceci vaut, à l’évidence, pour Israël, mais aussi pour les Américains et les Britanniques. A l’évidence, les Irakiens sont tout aussi légitiment autorisés à combattre l’invasion étrangère que les Palestiniens le sont, moralement, à combattre pour libérer leur territoire.
MT : Vous avez mentionné la lutte de libération, que pensez vous des aspects éthiques de la création d’Israël, en 1948, sur un territoire déjà habité par les Palestiniens ? Et que pensez-vous de l’expulsion consécutive de quelque 750 000 d’entre eux ?
GA : La création d’Israël et l’expulsion des Palestiniens de leurs terres, voilà qui soulève une autre question. Comment se fait-il que les juifs ont réussi à perpétrer une telle atrocité, sur une telle échelle, trois ans seulement après la fin de la Seconde guerre mondiale ? C’est là une question extrêmement importante, et je crains que personne n’ait été jusqu’ici capable d’y apporter une réponse satisfaisante. J’entrevois deux explications possibles : 1) Les hommes et les femmes hébraïques sont très loin d’être des êtres humains prompts à l’empathie. Pour eux, la souffrance des autres n’a, purement et simplement, aucune signification. Ceci résulte peut-être du code judaïque suprématiste. Cela peut aussi expliquer le fait qu’après soixante années d’oppression israélienne, pas une seule voix sioniste ne se soit élevée, là-bas, pour exprimer une quelconque forme de regret pour le péché originel rappelé plus haut ; 2) Les hommes et les femmes hébraïques de 1948 étaient très loin d’être des juifs traumatisés. Autrement dit, pour eux, l’Holocauste ne représentait pas encore un événement majeur. Quand nous étudions cette période, dans les ouvrages de Tom Segev ou de Norman Finkelstein, nous constatons qu’il a fallu de nombreuses années aux juifs pour intégrer et mettre en forme le narratif collectif de l’Holocauste, pour ne pas parler du trauma lui-même.. Apparemment, les Sabras [les Israéliens natifs] étaient pleins de mépris pour les juifs de la Diaspora. Les Palestiniens ont aidé les Sabras à se racheter de l’humiliation imposée par l’image de faiblesse et d’impuissance que donnaient les juifs sans défense de la Diaspora. Ce pattern psychologique est fondamental, si on veut comprendre la politique israélienne. C’est le fait de massacrer des Arabes qui a, toujours, le don d’unifier les Israéliens derrière leurs dirigeants du moment.
MT : Ces dernières années, les médias espagnols consensuels ont fait une énorme publicité à l’initiative Barenboïm/Saïd, consistant à créer ce qu’ils qualifient d’instrument de paix, le West Eastern Divan Orchestra [L’Orchestre Divan occidentalo-oriental], composé de jeunes instrumentistes israéliens et palestiniens et basé à Séville. Bien que je ne sois absolument pas opposé à tout ce qui pourrait amener l’harmonie sociale où que ce soit dans le monde, ce qui me frappe, c’est que pendant que Barenboïm dirige ses élèves dans des salles de concert en Europe, devant des publics captivés, à Gaza ou à Tel Aviv, les bombes continuent à exploser. Dans une certaine mesure, cela me rappelle l’insistance de l’ancienne Eglise catholique à envoyer des missionnaire accomplir des missions de charité (ce qui est très bien, parce qu’aujourd’hui, l’Eglise accomplit une oeuvre magnifique que personne n’accomplirait à sa place), mais sans s’attaquer au véritable centre du problème : l’injustice économique et politique qui afflige le monde, et surtout, sans s’attaquer aux responsables de cette injustice. Ne pensez-vous pas que ces attitudes détournent naïvement l’attention des gens vers l’anecdotique, et ne font pas autre chose, en réalité, que perpétuer le statu quo ? Que pensez-vous de l’action de Barenboïm, en tant que « missionnaire » de paix, issu du centre du sionisme ?
GA : Je suis d’accord avec vous, jusqu’à un certain point, et si cela ne vous suffit pas, je précise que très souvent je critique Barenboïm, qui est un sioniste qui diffuse le message sioniste. Et pourtant, je pense que Barenboïm fait un boulot formidable. Tout d’abord, il franchit la ligne. Ensuite, il donne à de jeunes musiciens, au Moyen-Orient, une opportunité de travailler avec un très grand génie musical (Barenboïm, en personne). Mais, plus important encore : Barenboïm a le don d’énerver les Israéliens et de dévoiler leur attitude réactionnaire. Pensez simplement à l’idée que Barenboïm est devenu persona non grata, simplement pour avoir dirigé du Wagner, à Jérusalem ! N’est-ce pas merveilleux ? Je pense vraiment que Barenboïm réussit à pointer le projecteur sur les angles sombres les plus pathétiques de la psyché juive. Si on prend en compte tous ces aspects de l’activité de Barenboïm, alors cet homme apporte une contribution plus que positive au mouvement de solidarité avec les Palestiniens. Pour en revenir à la question que vous avez soulevée, il est évident que Barenboïm n’est pas en mesure d’empêcher les Israéliens de lâcher leurs bombes. Etre Israélien, c’est être engagé dans une négation meurtrière d’autrui. Pour les Israéliens, et dans une certaine mesure, pour les juifs post-talmudiques, Etre, c’est Haïr. Dès lors que les Israéliens cesseraient de balancer des tonnes de bombes et de haïr les gens qui les entourent, ils ne seraient plus des Israéliens, ils deviendraient des « Palestiniens parlant hébreu ». Permettez-moi de vous dire que cela finira par arriver, de lui-même : c’est un glissement démographique inévitable. Nous autres, les soutiens de la Palestine, nous n’avons qu’une seule mission : aider les Palestiniens à survivre encore vingt ans. Nous devons stopper l’épuration ethnique qui est d’ores et déjà très largement mise en oeuvre. Nous devons apporter de l’espoir à la « rue palestinienne ». Notre devoir, c’est de dénoncer les Israéliens et leur agenda sioniste. Nous pouvons mettre la pression sur leur société, et aussi sur leurs politiciens. C’est ce que Barenboïm est en train de faire. Cet homme apporte de l’espoir, au moyen de la beauté, tout simplement parce que la beauté est une arme, et je pense que cette arme, Barenboïm l’utilise avec beaucoup d’efficacité. Ce n’est pas facile du tout, d’être juif et d’aider les Palestiniens. Parce que, dès que vous le faites, vous tombez dans le piège sioniste : vous devenez un juif bien, un juif comme il faut. Etant juif, vous êtes toujours dans une sorte de quitte ou double absolument unique en son genre : vous ne pouvez que gagner. Vous voyez : être juif est une complication majeure. Si vous êtes juif et que vous défendez les droits des Palestiniens, vous apportez, de fait, la démonstration que les juifs sont « de grands humanistes ». Si vous êtes juif et que vous soyez contre les Palestiniens, ce n’est point tant parce que vous êtes une salaud, mais bien plutôt parce que vous êtes une « victime qui n’en peut mais de deux millénaires de persécutions incessantes et que vous voulez simplement vivre en (putain de) paix dans votre (bordel de) foyer historique ». Comme vous le voyez, dès l’instant où vous acceptez d’agir sous une bannière juive, c’est le sionisme que vous vous faites gagner. Quoi que vous décidiez de faire, cela représente une approbation de la mission sioniste : vous êtes soit une victime, soit un ange. Comme vous le savez, j’ai un tas d’emmerdes, simplement parce que j’explique cette complexité-là. C’est la raison pour laquelle j’ai personnellement rejeté totalement mon identité juive. Je suis un ex-juif. Ma gentillesse ou ma méchanceté réelles n’ont rien à faire avec une quelconque forme de groupement, mais uniquement avec moi (moi, myself et moi-même). Et pourtant, je ne suis pas en position d’appeler qui que ce soit à rejoindre cette catégorie. Tout ce que je puis faire, c’est suggéré à Barenboïm et à d’autres d’envisager ce cheminement, qui peut s’avérer extrêmement intéressant.
MT : Avant d’en venir au sujet de Gilad Atzmon en tant que musicien et écrivain, permettez-moi de rappeler que Noam Chomsky, un homme que vous respectez, j’imagine, a dit que débattre de la question de la solution à un seul Etat est quelque chose de « totalement abstrait, qui n’a rien à voir avec quoi que ce soit de simplement envisageable, de nos jours ». Pensez-vous qu’il vaille le coup de persister dans cette voie ?
GA : C’est précisément la raison pour laquelle je me méfie énormément de Chomsky, depuis quelque temps. Comme nous le savons tous, il se dit sioniste. Bien que je l’admire pour ses engagements, par le passé, j’ai tendance à penser que l’approche chomskienne du conflit israélo-palestinien a perdu sa pertinence depuis bien des années. Mais venons-en au point en question : non seulement la solution à un seul Etat n’a rien d’abstrait, mais Sharon, dans son récent virage vers la gauche sioniste, a été assez intelligent pour prendre conscience de la catastrophe démographique annoncée et très concrète, due au fait que les juifs ne représentent plus la majorité dans les zones contrôlées par Israël. C’est cette philosophie qui a présidé au récent retrait unilatéral de Gaza. Les Israéliens savent très bien que les jours du fameux « Etat juif » sont comptés. Le fait que Chomsky soit aveugle à cette réalité est plutôt préoccupant. Vous voyez, c’est très intéressant : c’est précisément au moment où les sionistes de droite penchent vers une solution à un seul Etat que les sionistes soi-disant de gauche adoptent le concept nationaliste des deux Etats !
MT : Je ne savais pas que Sharon était de gauche ? ! ? Pourriez-vous avoir l’amabilité d’expliciter votre dernière proposition ?
GA : Tout d’abord, Sharon a été élevé au centre du travaillisme sioniste agricole, mais nous pouvons laisser son histoire personnelle de côté ; cela nous fera des vacances. Il y a deux courants idéologico-politiques principaux, au sein du mouvement sioniste : les colombes (de gauche) et les faucons (de droite). Les colombes pensent que les juifs ont droit à un foyer national, sur le dos des Palestiniens. Historiquement, ce sont les colombes qui ont nettoyé ethniquement 85 % du peuple palestinien, en 1948. Les colombes ayant réussi à créer un Lebensraum [espace vital, ndt] acceptable, à leurs yeux, pour le peuple juif, ils étaient prêts à faire « des compromis » avec les Palestiniens. Oslo est la matérialisation de la philosophie des colombes sionistes. Peres et Rabin sont allés trouver les Palestiniens, et ils leur ont « généreusement » offert les conditions et les injonctions suivantes : « Nous (les Israéliens), nous vivrons sur les terres et dans les maisons que vous avez abandonnées [parce que nous vous en avons chassés, ndt] à Jaffa, à Haïfa, à Jérusalem, etc.. Et vous (les Palestiniens), vous continuerez à croupir dans vos camps de réfugiés dans le désert, ou même dans votre Diaspora.. » Comme on le voit, les colombes sont toujours à la recherche d’un compromis. Le concept des deux Etats est une tactique colombe classique. Cette tactique écarte totalement la cause palestinienne [c’est-à-dire, le droit au retour des réfugiés]. A l’évidence, les colombes ne veulent pas vivre parmi des Arabes, ils préfèrent ériger un ghetto juif à la mode européenne, en Palestine. Pour ceux qui l’auraient oublié, l’idée de construire un mur d’apartheid a été lancée, au tout début, par Haim Ramon, autre colombe travailliste célèbre. La philosophie des faucons est légèrement différente. Pour un faucon, c’est la terre elle-même, qui importe. C’est la terre sainte, c’est « Eretz Yisroël », la Terre d’Israël selon la Bible, qu’il ou elle est prêt(e) à se battre pour la conquérir. Le faucon insiste sur le « rachat » de chaque parcelle de terre du « Grand Israël ». Le faucon n’est pas prêt au compromis. Le faucon aura tendance à insister sur le fait que son droit à Sion serait établi par la Bible. Pour le faucon, il n’y a pas de différence réelle entre Tel Aviv, Gaza ou la Cisjordanie. C’est précisément pour cette raison que le paradigme sioniste faucon a évolué, par la suite, devenant ce qui est qualifié de nos jours de « sionisme messianique » (c’est le mouvement des colons). Apparemment, le faucon contemporain obéirait plus facilement à un rabbin qu’à un homme politique séculier. La logique des faucons est simple et cohérente : si Eretz Yisroël est bien un concept divin, plutôt qu’un juif athée, laissons un homme religieux messianique s’en occuper... Tout au long de sa longue carrière politique et militaire, Sharon, un criminel de guerre brutal, n’a cessé de flirter avec la philosophie faucon. Des années durant, il s’est comporté en messager politique du mouvement des colons. Mais voici que, récemment, les choses ont changé. Apparemment, la panthère Sharon a accompli le prodige de modifier les taches de son pelage ! Le retrait de Gaza est, en effet, pour Sharon, un virage politique en épingle à cheveux. Désormais, il est retourné auprès de ses véritables pairs, les colombes travaillistes. Sharon a fini par prendre conscience que gérer un Etat juif comportant une grande majorité de Palestiniens, c’était courir à l’échec. Telle est la logique qui a présidé au retrait israélien de la bande de Gaza. Sharon a tout simplement trouvé le moyen de se débarrasser de 1,3 million de Palestiniens, et de gagner cinq ou six années supplémentaires de déversement de ce pipeline démographique colossal. Pourquoi a-t-il changé d’avis ? Parce que, pour Sharon, Eretz Yisroël n’est pas aussi sainte qu’il nous l’a donné à accroire. Sharon, le parangon du faucon sioniste, est devenu une colombe. Non seulement il est une colombe, mais l’ensemble de sa carrière politique est sauvée par la colombe officielle Shimon Peres, toujours enthousiaste lorsqu’il s’agit de rejoindre un cabinet Sharon.. La morale de cette saga politique est très claire : si l’on met de côté le mouvement des colons, l’idéologie politique, en Israël, ne signifie pas grand-chose. La gauche n’a rien à voir avec une vraie gauche, et la droite n’est la droite que quand cela lui convient.
MT : Excusez le ton de ma prochaine question, mais je trouve très curieux que vous n’attribuiez aucune qualité positive à la société israélienne ?
GA : Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Je pense au contraire que, plus que tout autre chose, Israël donne à voir au monde l’incarnation la plus achevée de la pensée amorale et du comportement inhumain.
MT : Je vous le concède, en ceci qu’une démocratie qui n’est au service que des seuls juifs, et non du reste de la population vivant à l’intérieur de ses frontières est, quelque part, une démocratie défigurée..
GA : Non. C’est bien pire que cela. C’est une démocratie qui a pour finalité d’être au service de la communauté juive mondiale - non pas simplement des juifs qui y habitent, mais des juifs, dans le monde entier. Azmi Bishara, un courageux et adorable universitaire palestinien, et aussi député à la Knesset, a lancé une campagne intitulée : « Un Etat pour ses citoyens », qui s’oppose à cette logique. Pour lui, Israël doit devenir une démocratie pour ses citoyens, et ne plus être ce qu’il est en réalité, c’est-à-dire ni plus ni moins qu’une colonie de la communauté juive mondiale. Dans l’Etat juif, un juif américain de Brooklyn a plus de droits qu’un Palestinien né à Jérusalem Est. Eh oui.. : c’est ça, la réalité de la « démocratie juive » !
MT : L’histoire habituelle consiste à dire que les juifs jouissent de tous les avantages offerts par les sociétés occidentales, c’est-à-dire : la liberté d’expression et de désaccord.
GA : La liberté d’expression a pour seule fin de donner une image de pluralisme. De plus, ce pluralisme de pacotille ne concerne que les juifs. Il ne concerne jamais les universitaires, les artistes ou les hommes politiques palestiniens.
MT : Jamais ? Pourtant, vous venez tout juste de mentionner la position dissidente du Palestinien israélien Azmi Bishara ?
GA : Azmi Bishara a été déchu de son immunité parlementaire, simplement parce qu’il est arabe, et parce qu’il dit ce qu’il dit. Je pense réellement qu’une fois qu’on a dit cela, on a tout dit.
MT : Mais, de l’extérieur, nous autres, les Gentils, nous voyons que l’opposition verbale et tolérée et que les soi-disant « traîtres » peuvent vivre et travailler en Israël, sans être emprisonnés..
GA : Mais, mon ami, savez-vous combien de Palestiniens sont en ce moment même emprisonnés dans les divers camps de concentration et prisons ordinaires d’Israël ? Non ? Eh bien, permettez-moi de vous le dire, les sionistes sont loin d’être stupide. Saviez-vous que le gouvernement israélien gère un institut qui se charge de traduire la soi-disant littérature hébraïque « de gauche » vers de nombreuses langues étrangères ? Ainsi, ce sont des auteurs comme Amos Oz et Edgar Keret, qu’ils diffusent partout. Cela vous semble sans doute bizarre, non ? Un gouvernement israélien de droite se casse le tronc à traduire et à diffuser des écrivains « de gauche » ! Vous voyez, ils le font dans le but de créer l’image fallacieuse d’un « Etat juif recherchant la paix ». Non que Oz et Keret auraient quoi que ce soit à voir avec une pensée idéologique authentiquement de gauche. Non. Ce sont simplement deux colombes sionistes typiques. Il s’agit simplement de colombes sionistes typiques, donc « de gauche ». Cependant, ils sont promus par l’establishment israéliende droite. Apparemment, lesfauconsjuifssontconscientsdu fait que l’entreprise sioniste tire profit de l’image du juif bien comme il faut. Comme je l’ai dit, les sionistes sont loin d’être stupide,et ils réussissent même à tourner à leur avantage l’inviteque je leur ai faite, à se désintégrer. Les juifs de droite de la troisième catégorie sont toujours prompts à promulguer la liste des « bons juifs » qui se comptent sur les doigts des deux mains. Quand vous attaquez le pouvoir juif, ils vous rappellent immanquablement les juifs humanistes : vous entendez alors parler de Chomsky, de Finkelstein, de Leibovitch.. Je n’écarte pas voir apparaître un jour mon nom, quelque part, dans la lancée. Vous voyez : le sionisme tire profit de ses opposants juifs. C’est là un défi majeur à relever, et c’est pour moi une raison supplémentaire de ne jamais me comporter comme un ex-Israélien, ni même comme un ex-juif.
MT : Parlons maintenant, si vous le voulez bien, du terrorisme, des deux côtés. Essayez d’oublier l’opinion que vous avez d’Israël, et de ne penser qu’en tant qu’être humain.
GA : Vous mettez peut-être la barre un peu trop haut ! [Il sourit]
MT : Que ressentiriez-vous, si vous étiez un Arabe et que des soldats israéliens, sur les ordres de tirer pour tuer de leurs supérieurs, viennent de massacrer votre fils, durant un raid ? Que ressentiriez-vous, si votre fille était déchiquetée par la bombe d’un kamikaze palestinien, dans un autobus ?
GA : Avec tout le respect, je ne veux pas entrer dans la « politique victimaire ». Il est tout à fait clair que des circonstances comme celles-là sont absolument horribles. Et pourtant, je pense que nous devons apprendre à faire la différence entre la douleur personnelle et le criticisme rationnel. Je vis au Royaume-Uni depuis plus de dix ans. J’élève mes deux jeunes enfants, ici, dans une Londres dévastée par des attentats. Et, en dépit de tout ça, je suis entièrement conscient du fait que c’est Mister Blair qui fait de mes enfants, de moi-même et de toute la société britannique des otages de sa politique minable, pour ne pas dire criminelle. Je dois vous dire que la majorité du peuple britannique - et ceci inclut la propre épouse du Premier ministre ! - ont immédiatement compris, après les attentats du 7 juillet [2005] que c’était la politique désastreuse de Blair qui nous avait valu ces maudits attentats. Ce que je veux dire, c’est que les gens sont capables de faire le distinguo entre leur douleur personnelle et les raisons qui ont fait qu’ils ont été attaqués.
Ce n’est pas le fait du hasard, si les sionistes font tout pour brouiller la distinction entre la douleur personnelle et le discours rationnel. Pour maintenir le trauma juif, la douleur doit supprimer tout raisonnement. La raison est là, qui doit produire une argumentation explicative. Vous voyez, dès lors que les sionistes auraient pris conscience des raisons des souffrances des juifs, les juifs cesseraient d’être des victimes et ils deviendraient des êtres humains ordinaires, capables d’empathie et responsables. Tant que la douleur continuera à présider à l’essentiel du discours juif, l’Holocauste restera une histoire sans fin, avec des protagonistes interchangeables : ça a été Hitler, puis c’est devenu Staline, Nasser, Arafat, Saddam, etc.. Dès lors que vous tracez une ligne de démarcation entre la douleur et le raisonnement, vous commencez à rechercher la causalité. Vous examinez votre douleur en termes de cause et d’effets. Vous pouvez alors vous demander s’il relève de la pure coïncidence que tous ces désastres majeurs affectent les juifs ? Est-ce pure coïncidence, si tant de jeunes Palestiniens perdent tout espoir de connaître un jour une vie meilleure ? Si vous me posez la question, ce sont là les questions élémentaires que les Israéliens devraient se poser, après un attentat suicide. Mais pour une raison ou pour une autre, ces questions, ils ne se les posent pas. Dès qu’ils auront commencé à chercher des réponses à ces questions, ils ne seront plus israéliens. Désioniser les Israéliens, c’est, en effet, introduire de la raison dans le trauma...
MT : Permettez-moi de résumer ce que je déduis de vos déclarations, jusqu’ici : vous êtes simplement un être humain qui se trouve être né de parents juifs, mais vous considérez que la judaïcité est simplement un aspect sans importance de votre personnalité, et certainement pas la principale caractéristique qui préside à votre existence ?
GA : Vous voyez, votre résumé va un tout petit peu plus loin que ce que j’ai dit. Je suppose que mon intérêt pour la judaïcité n’est pas pure coïncidence. Je ne suis pas en train de faire du cinéma, de jouer le rôle d’un juif, ni de jouer un autre rôle, mais sous une bannière juive. Mais peu importe, je vous en prie, poursuivez.
MT : Vous avez de la sympathie pour les croyants, et notamment pour les juifs. Vous n’êtes pas antisémite, mais plutôt anti-sioniste (deux concepts à ne surtout pas confondre..). Vous combattez le sionisme parce qu’il s’agit d’une idéologie à fondement racial, qui isole ses adeptes et contrôle un Etat fondé sur des considérations raciales. Vous défendez la libération du peuple palestinien, le droit au retour des réfugiés palestiniens - ces Palestiniens qui ont été chassés de leurs terres après la fondation de l’Etat d’Israël - et vous êtes partisan de la création d’un nouvel Etat, la Palestine, où les deux peuples vivraient ensemble, sans aucune référence à leur origine ethnique. Vous êtes convaincu que le sionisme est partie intégrante du colonialisme occidental. C’est bien ça ?
GA : Oui.
MT : Vous êtes aussi un artiste qui doit gagner sa vie, tous les jours, et nous savons bien que dans le monde où nous vivons, l’ « art » est contrôlé par le capital [éditeurs, producteurs d’enregistrements, propriétaires de galeries d’art, etc.], ce qui veut dire que tout artiste qui combat les fondements mêmes du capitalisme occidental, et qui en permanence nage contre le courant de l’agenda politique dominant, devient immédiatement un paria. Avez-vous des problèmes professionnels, en raison du fait que votre art est une arme esthétique de destruction massive pointée sur la « pensée unique » des démocraties néo-libérales contemporaines ?
GA : Une chose est sûre : j’aurais certainement beaucoup plus de succès si je décidais de la fermer. Mais permettez-moi de vous dire que personne ne devient musicien de jazz pour faire du fric ! Nous choisissons cette voie parce que nous aimons la musique et son contenu spirituel. J’aime le jazz et ma musique bénéficie de mon engagement social. C’est tout du moins ce que je pense, actuellement.
MT : Je ne connais de vous que vos deux derniers enregistrements : EXILE et musiK. A l’écoute de la première plage d’EXILE, j’ai été impressionné tant par la sensualité de vos sonorités que par les envolées dans les aigus, tant à la clarinette qu’au saxo. Vous avez mentionné le fait que Coltrane et Bird [Charlie Parker] ont changé votre vie et, de fait, votre phrasé est marqué par l’influence de l’un, comme de l’autre. Qu’est-ce que le jazz, pour vous ?
GA : Le jazz, c’est la liberté en train de se fabriquer. C’est à la fois un appel à la libération et un défi lancé à ses propres limites. Jouer du jazz, c’est viser sa propre libération, tout en étant bien conscient que cela n’arrivera jamais.
MT : Votre réponse me remet quelque chose en mémoire. Avez-vous lu la nouvelle « The Pursuer » ?
GA : Non.
MT : Vous n’en avez jamais entendu parler ?
GA : Non.
MT : Il s’agit de Charlie Parker, bien que le personnage fictionnel soit prénommé Johnny, un artiste qui est à la poursuite de l’art. Je vous recommande chaudement cette nouvelle ; je suis certain qu’elle vous plaira. « The Pursuer » est la traduction de l’espagnol « El perseguidor », et l’auteur de cette nouvelle, l’Argentin Julio Cortazar, était un des meilleurs nouvellistes de tous les temps. Mais continuons, avec votre poétique de la musique. Il y a quelques années de cela, j’ai traduit un article brillant, que vous avez écrit au sujet du jazz, en tant qu’activité révolutionnaire. Pouvez-vous rappeler les principales idées que vous y développiez ?
GA : J’y développais l’argument selon lequel le jazz, dans sa forme la plus noble, est de fait une forme artistique révolutionnaire, anti-américaine. Bien entendu, les artistes de jazz - je parle ici principalement des musiciens de bop et de post-bop - étaient très engagés dans la lutte des Noirs pour les droits civiques, de la fin des années 1940 jusqu’à la fin des années 1960. Le jazz était alors un appel à la liberté, et il était en soi un exercice de liberté. Cela, c’était à l’époque où le jazz était une musique émotionnante, lourde de signification. Tandis qu’en Europe le jazz devint extrêmement populaire après guerre, en Amérique, les géants du jazz ne pouvaient toujours pas entrer dans certains clubs et dans certaines salles de concert par la grande porte. Le jazz étant la seule forme d’art originale provenant des Etats-Unis, il devint un symbole du racisme américain et de l’oppression américaine. A la fin des années 1960, l’élite américaine se rendit compte du fait que le jazz pouvait être utilisé comme un médium de propagande. C’est alors qu’il devint officiellement la « voix de l’Amérique ». C’est également à ce moment-là que le jazz cessa d’être une forme d’art révolutionnaire. C’était l’époque où des Noirs américains étaient expédiés en masse se faire tuer au Vietnam, pour les intérêts planétaires des Etats-Unis d’Amérique.
L’histoire du jazz, c’est l’histoire de l’exploitation, par l’Amérique, de sa population noire. L’incroyable négligence de Bush, après la catastrophe du cyclone Katrina, ne fait que souligner ce phénomène. La Nouvelle-Orléans, capitale du jazz, a été abandonnée aux inondations, en même temps que ses habitants noirs et très pauvres. Apparemment, l’Amérique n’a rien appris. Une nation qui est engagée dans l’assassinat quotidien des citoyens d’un autre pays finira par retourner son glaive contre son propre peuple.
MT : Je vais vous citer quatre noms. Ceux de deux jazzmen, et ceux de deux rockers : Bird, Chet Baker, Jimi Hendrix et Jim Morrison. Ces noms vous inspirent-ils ?
GA : Yep, bien sûr. C’est Bird qui a fait de moi un amoureux du jazz ; c’est Chet qui m’a appris ce que c’est que l’amour ; Hendrix est existentiel, quant à Morrison. il faut sans doute que je lui accorde un peu plus de temps.
MT : Je vais résumer, en quelques mots, ce dont je me souviens, à propos de votre précédent album, EXILE. Il commence, ce qui est très impressionnant, par une « Dal’Ouna » [un air oriental, ndt] sur Le Retour. C’est un dialogue entre la clarinette (vous) et la voix de la chanteuse palestinienne Reem Kelani, sur une longue basse obstinée. La beauté à l’état pur. D’après le commentaire inclus dans l’album, le deuxième chant, « Al-Quds » [« Jérusalem »], est un air israélien très populaire, parmi les juifs, durant la guerre des Six jours. Mais il y a une astuce : les paroles en hébreu ont été remplacées par un poème en arabe qui exprime la nostalgie des Palestiniens pour leur patrie perdue. L’intention politique ne saurait être plus explicite : toutes les personnes privées de leur patrie abritent les mêmes sentiments, et durant les soixante dernières années, les Palestiniens ont vécu exactement le même tourment dont les juifs souffrent depuis deux millénaires. Le morceau suivant, « Ouz », raconte l’histoire de colons sionistes sans c†ur qui colonisent allègrement des terres palestiniennes qui viennent d’être confisquées. Mais le morceau dont je me souviens très bien, c’est Exile, un morceau instrumental traditionnel ladino, et cela n’est pas dû à mon amour pour les Ladinos (des juifs d’origine espagnole, qui se sont obstinés à conserver l’espagnol comme langue durant quatre siècles, après leur déportation par des rois catholiques génocidaires.). Cela tient sans doute au rythme donné à cette mélodie par votre batteur Asaf Sirkis, qui correspond exactement au rythme des processions religieuses qui ont lieu durant la Semaine Sainte [autour de Pâques], dans mon Andalousie natale. En quelque sorte, « Exile » m’a ramené à mon enfance. A chaque fois que je l’ai écouté, j’ai pensé que l’historien Americo Castro avait mis dans le mille, en écrivant que nous autres, les Espagnols, nous sommes un mélange de chrétiens, de mauresques et de juifs ! Avez-vous quelque chose à ajouter à cela ?
GA : Oui, juste pour dire que l’évocation poétique que vous faites de mon travail me touche vraiment, et vous pouvez croire que je suis sincère. Il est clair que je suis bien plus fasciné par la culture latino que par le Klezmer, arnaque culturelle ashkénaze composée d’un mixte de musique d’Europe de l’Est et de musique tsigane. Bien que je maîtrise la musique klezmer, je n’en enregistrerais à aucun prix. Contrairement à la musique ladino, douce et pleine d’esprit, la musique klezmer est toujours trop tonitruante, elle est jouée grossièrement et elle est dépourvue de toute subtilité esthétique. Ceci dit, il y a un musicien étonnant, qui réussit en transformer la musique klezmer en art, et je fais bien sûr allusion ici au maestro de la clarinette d’origine argentine Giora Feidman. Du point de vue musical, le klezmer est fondamentalement de la musique tsigane, terriblement mal jouée. Tellement mal que c’en est devenu un style en soi. La musique latino , en revanche, est une forme d’expression musicale poétique et authentique. Si vous voulez vraiment goûter à la beauté de la culture juive, faites-vous ce plaisir : passez auprès d’une synagogue séfarade le jour du Grand Pardon et écoutez la musique andalouse classique. C’est la beauté, à l’état pur.
MT : Connaissez-vous le flamenco ?
GA : Et comment !
MT : Cette musique vous inspire-t-elle ?
GA : Le flamenco n’est pas l’essentiel de mon inspiration, mais permettez-moi de vous dire que, pour moi, la musique ne se divise plus, elle ne se met pas dans des petites cases. La musique, c’est la musique, un point c’est tout. Ces casiers : flamenco, jazz, pop, tango, drum’n’bass, world, latin, rock, etc.. ne servent qu’à une chose : faire marcher l’industrie de la musique. Elles sont là pour fournir une image d’abondance et de diversité.
MT : Votre dernier album, musiK, comporte un tango lent, « Joven, hermosa y triste », bien entendu chanté en espagnol par l’Argentin Guillermo Rozenthuler, dont j’imagine qu’il s’agit sans doute aussi d’un être humain qui se trouve avoir eu des parents juifs ?
GA : Bien entendu ; tous les juifs avec lesquels j’arrive à communiquer et qu’il se trouve que j’aime se rangent dans les première et deuxième catégories !
MT : Et puis, il y a ce curieux pot-pourri (« Ré-arrangement du 20ème siècle », avec un hommage à Charlie Parker, par Robert Wyatt) et un morceau instrumental impressionnant, (« Liberating the American People ».) Par sa conception, cet album est plus universel que le précédent et, pour moi, ceci confirme que votre évolution politique et artistique vous amène à une compréhension plus globale des problèmes locaux. Si, par-dessus le marché, on prend en considération les notes que vous écrivez sur la jaquette au sujet des connotations du mot musiK (avec un K majuscule, en lieu et place d’un « c »), à savoir une musique débarrassée de sa valeur marchande, l’intention politique de gauche de l’artefact final est tout à fait évidente, mais j’ai quelque doute, devant une autre plage, qui est la version en jazz de la célèbre chanson allemande « Lili Marleen », qui était très populaire durant la Seconde guerre mondiale, tant chez les nazis que chez les Alliés. Pourriez-vous commenter tant la signification de MusiK que l’insertion dans ce CD de « Lili Marleen » ?
GA : La musiK, contrairement à la « musiC », c’est la quête de la beauté. Alors que musiK fait référence à l’esthétique occidentale, musiC fait référence à l’instrumentalisation de la beauté par les Anglo-Américains et à la réduction de l’esthétique en mode pure et simple. « K » symbolise la beauté et « C » symbolise la rapacité capitaliste, dans ces deux termes : musiK et music. Suite Gilad Atzmon Cette opposition est manifestée de manière très tranchée dans la différence qui oppose Kultur et Culture. Si vous me permettez d’être très direct, je suggérerais que tandis que le « K » symbolise (Emmanuel) Kant, le « C », quant à lui, symbolise le Connard Milton Friedman. Vous me posez la question de « Lili Marleen », et je vais vous dire la vérité. Ce n’est pas une chanson géniale, et pourtant, elle a incité les gens à arrêter de se tirer dessus. Cela fait trois ans que j’essaie d’obtenir le même résultat. C’est loin de réussir, mais je persiste à essayer.
MT : Avez-vous déjà joué en Amérique latine ?
GA : Oui, en Argentine et en Uruguay. Cela m’a plu. J’irais volontiers vivre là-bas. Comme vous le savez sans doute, je suis amoureux fou du tango.
MT : Si j’ai mentionné l’Amérique du Sud, c’est parce qu’en tant qu’arrière-cour de l’Empire, ses populations souffrent des politiques de Washington depuis plus d’un siècle et c’est sans doute la raison pour laquelle les Latino-américains « comprennent » le calvaire des Palestiniens et soutiennent leur cause, contre Israël. Il existe un parallèle, également, entre les positions contrastées entre les gouvernements latino-américains et leurs citoyens, en ce qui concerne les Palestiniens et les Cubains, parce que les gouvernements ont une tendance à être politiquement corrects, et parce qu’ils veulent faire preuve de beaucoup de retenue, alors qu’il est difficile de trouver des Sud-Américains pauvres, dans les rues - c’est-à-dire l’immense majorité de la population du cône sud-américain - qui n’admireraient pas le courage de ces deux peuples, si éloignés l’un de l’autre culturellement et historiquement, et pourtant si proches en termes de résistance. Aimeriez-vous jouer votre musiK à Cuba ?
GA : Oui, bien entendu.
MT : Je suis sûr que vous tomberiez amoureux, également, de la salsa caribéenne.
GA : A vrai dire, avant que l’Orient House Ensemble connaisse le succès qu’il connaît, j’ai gagné ma vie en jouant de la salsa et en faisant des tournées avec différents orchestres cubains.
MT : Parlons un peu de vos romans. Comment êtes-vous devenu romancier ?
GA : Je n’ai jamais décidé de devenir romancier. En fait, j’ai écrit mon premier livre à l’intention de mes amis et de parents proches. J’ai écrit les deux ou trois premiers chapitres, et je les ai envoyés à Yaron Stavi, mon bassiste depuis quatorze ans. Il a aimé ; de fait, c’est son approbation qui m’a incité à consacrer une certaine période à l’écriture. Puis j’ai eu un accident : alors que mon manuscrit était sur le point d’être bouclé, le disque dur de mon ordi m’a claqué entre les doigts. Le fichier de mon bouquin était irrécupérable. Tout ça s’est passé en 1994, à une époque où je préparais un doctorat, en Angleterre.. En 2000, un universitaire libanais m’a demandé de présenter un article sur ma vision d’Israël et de la judaïcité. Je suis retourné sur mon vieil ordi portable, et j’ai eu un choc : j’y ai trouvé un fichier de mon bouquin, presque complet. J’ai commencé à le lire, et je l’ai trouvé convainquant. Je l’ai alors envoyé à un éditeur, en Israël, et je lui ai proposé de payer les frais d’impression. Avant la fin de la même journée, l’éditeur m’a appelé au téléphone, pour me dire que je pourrais garder mon argent, parce qu’ils avaient aimé le manuscrit et qu’ils avaient décidé de le publier. Vous le constatez : je suis devenu écrivain, bien que je n’aie jamais décidé de le devenir.. Je ne me considère pas comme un écrivain, et d’ailleurs, je ne comprends pas ce que j’écris. Ordinairement, je ne comprends mes bouquins que deux ou trois ans après leur publication. Ce n’est que tout récemment que j’ai réussi à comprendre mon dernier roman publié (My One and Only Love). Je comprends, seulement maintenant, que ce livre est une déconstruction de la notion de trauma juif ou de la notion de trauma, d’une manière générale. Je comprends, maintenant, que mon livre tourne essentiellement autour du fait très clair que le trauma précède l’événement traumatique. Le trauma de l’Holocauste précède l’Holocauste, tout à fait de la même manière que le trauma d’un viol précède le viol effectif. En bref, « le syndrome de stress post-traumatique » est antérieur à l’événement traumatique. Aussi bizarre que cela paraisse, je le comprends maintenant, mais je ne le comprenais pas au moment où j’écrivais un livre portant, justement, sur cette question. Apparemment, les livres sont des improvisations jouées par l’inconscient de leur auteur..
MT : Eh bien, permettez-moi de vous dire que Gabriel García Marquez a dit que les véritables romanciers n’écrivent qu’un seul roman, même s’ils en publient de nombreux, ce qui signifie que les différentes intrigues choisies par le romancier ne sont que des variations sur une « intrigue unique » profondément enfouie dans leur inconscient et qui les hante, et qu’en réalité, ils n’ont même pas la possibilité de choisir, mais ce sont eux qui sont choisis, au contraire, par cette unique intrigue. Je suis heureux de voir que vous partagez cette approche psychanalytique, qui nous aide à différencier un romancier qui écrit ce qu’il ne peut éviter d’écrire d’un marchand de best-sellers, qui écrit n’importe quoi, pourvu que cela remplisse ses poches..
GA : Yep ! D’une certaine manière, j’ai l’impression que mes livres s’écrivent tout seuls. J’ai la même impression, en ce qui concerne ma musique. Je suis une sorte de catalyseur, une extension physique d’une personne que je ne connais pas. Moins j’interfère consciemment dans ma littérature ou dans ma musique, mieux c’est. Je suis convaincu que la musiK et la littérature se produisent elles-mêmes, alors que l’ego, lui, meurt. A l’évidence, il n’est pas si facile que ça de supprimer son propre ego. De plus, le Pop Art a tout à voir avec l’ego et l’égotisme. C’est la raison pour laquelle la littérature, la poésie et la musiK sont vaincues, dans l’arène culturelle libérale démocratique.
MT : Pourquoi avez-vous repris, pour votre premier roman, le titre d’une oeuvre maîtresse de Maïmonide, « Le Guide des Egarés » ?
GA : Pour moi, Maïmonide est au centre même de l’idéologie suprématiste juive et de la haine de l’Autre. Pour citer le grand Israël Shahak : « La Mishneh Torah de Maïmonide est remplie non seulement des préceptes les plus offensants envers tous les Gentils, mais aussi d’attaques explicites contre le christianisme et contre Jésus. » Moïse Maïmonide est considéré comme le plus grand codificateur et philosophe de toute l’histoire juive. Lisons ce que ce grand rabbin a à nous dire au sujet des Gentils, des chrétiens et des juifs dissidents.. Dans la « Mishneh Torah », Maïmonide nous enseigne que « si nous voyons un idolâtre [un Gentil] emporté par une rivière ou s’y noyant, nous ne devons pas lui porter secours. Si nous voyons que sa vie est en danger, nous ne devons pas le sauver. » [Moznaim Publishing Corporation, Brooklyn, New York, 1990, chapitre 10, traduction anglaise, p. 184]. Mais les Gentils ne sont pas les seuls à devoir être punis : « C’est une mitzvah [devoir religieux] », dit Maïmonide, « d’éradiquer les juifs traîtres, les minnim et les apikorsim, et de les envoyer au fond du puits de destruction, car ils causent des difficultés aux juifs, et ils détournent les gens de Dieu, comme le fit Jésus de Nazareth et ses disciples, et aussi Tzadok, Baithos et leurs étudiants. Puisse le nom des pervers malfaisants pourrir à jamais. » L’oeuvre de Maïmonide est un pur message de haine, et pourtant, ce message est dûment installé au centre de la philosophie juive. Quand j’ai écrit mon livre, il y a dix ans de cela, je voulais critiquer Maïmonide. A l’origine, je voulais appeler mon roman « Guide des Egarés, Version Révisée ». Mais, après mûre réflexion, je me suis rendu compte du fait que la seule façon, pour les juifs, d’avancer et de progresser en direction d’un humanisme universel, c’était d’effacer Maïmonide et d’éradiquer sa prédication outrageante. J’étais sûr que quelques jours après la publication de mon Guide, les livres de Maïmonide allaient disparaître. J’étais convaincu, également, que mon roman allait être intégré à la Bible. Apparemment, j’avais tort, il a fallu moins de deux semaines avant que mon livre ne soit, de fait, interdit en Israël. A ce sujet, je mentionne que c’est alors que j’ai pris conscience du fait que je ne devais désormais plus gaspiller mon énergie à propos des Israéliens hébraïques. Plutôt que de m’adresser aux Israéliens, je parle des Israéliens au reste du monde. Comme vous le savez sans doute, il est aujourd’hui impossible de trouver mon « Guide des égarés » en hébreu, mais vous pouvez le trouver en de nombreuses langues. J’en suis absolument ravi.
MT : Quand j’ai commencé à lire ce dont je savais qu’il s’agissait de votre premier roman, j’ai été immédiatement surpris par votre sens de l’humour et votre extraordinaire esprit. De fait, je fais la comparaison, cela m’a rappelé un autre premier roman très brillant, lui aussi, « The Apprenticeship of Duddy Kravitz », écrit par un autre heureux lauréat de la liste des Merdes [SHIT], Mordecai Richer. Etes-vous d’accord avec l’idée que l’humour ne serait qu’une façade cachant la tristesse et que ce sont les gens qui ont le plus souffert qui ont le plus d’humour ?
GA : Je ne sais pas. Encore une fois, je refuse de me considérer comme une victime souffrante. Et pourtant, en me basant sur ma propre expérience, j’aurais tendance à dire que les gens les plus agréables et distrayants, autour de moi, sont des personnes maniaco-dépressives. Mais ce n’est pas mon cas. Me battre contre le mal me met en grande forme, et le rire est une de mes armes favorites.
MT : Jusqu’où, d’après vous, peut aller un engagement politique de gauche, poussé à ses conséquences ultimes, quand toute concession à la droite a été écartée ?
GA : Très cher ami, je suis vraiment désolé de devoir vous dire que la droite ne sera pas vaincue, qu’elle ne peut pas l’être. Mais la gauche ne saurait être vaincue, elle non plus. Ma vision philosophique, à ce sujet, est très simple : alors que la pensée idéologique de droite tourne autour de la question : « Qu’est-ce que l’homme ? », la réflexion critique de gauche est tendue vers la réponse à la question : « Qu’est-ce que l’homme devrait être ? ». Autrement dit, la « droite » est existentielle, et la « gauche » est normative. La tragédie humaine est due au fait que la condition humaine est restrictive, ni l’existentiel, ni le normatif ne peuvent être totalement compris. L’existentiel est trop proche pour être entièrement saisi, et le normatif est fantasmatique : c’est une idéologie structurée sous la forme d’un rêve. La tragédie de la condition humaine tient à ce qu’elle est cadenassée, entre l’existentiel et le normatif. Voyez-vous, le normatif (la gauche) et l’existentiel (la droite) ne sont pas des facteurs en opposition, mais bien plutôt des qualités humaines complémentaires entre elles. Mais cela va encore plus loin. L’humanisme et la compassion ne peuvent être réalisés à la fois en termes existentiels et en termes normatifs. La bonté, par conséquent, n’appartient ni à la gauche, ni à la droite. La bonté appartient à l’espèce humaine, et pourtant l’espèce humaine est perdue, elle est à la recherche d’un lien unificateur. Comme vous le savez sans doute, je ne suis pas un politicien, et je n’ai nulle intention de le devenir. Je suis un artiste, et mon seul devoir, c’est de survoler le discours et de m’efforcer d’intégrer ces deux facultés humaines élémentaires. Je lutte pour fusionner l’ « être » avec l’ « imaginaire ». Mon devoir consiste simplement à m’assurer que la musiK gagne et que la Kultur prévale. Je suis ici pour lutter contre le sionisme et l’Amérique, et la beauté est mon arme. Cela peut sembler fou, mais c’est ma guerre, c’est une guerre que j’adore mener et, permettez-moi de vous le dire, je la remporte, tous les soirs.
MT : Très heureux de l’apprendre, M. Atzmon.
GA : [Gilad sourit.]
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