Les impératifs d’expansion du capital
et l'impossibilité ontologique de contrôle sur le système du capital,
selon István Mészáros.

 

Maria Cristina Soares Paniago

Professora Doutora – Universidade Federal de Alagoas

Maceió - Brasil

 

INTRODUCTION

C’est dans l’oeuvre de Marx et d’Engels que la thèse de l’incontrôlabilité du capital soutenue par Mészaros trouve sa matrice théorique, s’appuyant, dans le détail et dans l’affirmation de ses éléments constitutifs, sur des marxistes tels que Rosa Luxembourg et Lukács, entre autres, sans que cela signifie une concordance absolue. Dans le cas de Marx et d’Engels, il s’agit de mettre à jour leurs analyses du capitalisme par rapport à l’ère du capital mondialisé, étant donné que bien de leurs expressions concrètes, aujourd’hui agissantes, ne pouvaient être, à l’époque de Marx, qu’indiquées en tant que tendances,. De plus, plusieurs de ces tendances se sont manifestées, du point de vue historico-social, au cours du XX siècle, de manière différente, tel que le sens civilisateur présent dans le capitalisme du XIX siècle, déjà souligné par Marx, et désormais remplacé par la production dissipateur-destructif 1 indiquée par Mészaros comme expression du capitalisme parvenu à pleine maturité.

           Quant à Lukács et à Rosa Luxembourg, leurs contributions absorbées par Mészáros sont énormes et substantielles, ce qui n’implique nulle absence de critiques faites à Lukács, surtout en ce qui concerne son oeuvre de jeunesse, ainsi que le profit critique des analyses de Rosa sur le capitalisme dans sa phase impérialiste.

           Mais c’est, sans aucun doute, dans l’oeuvre de Marx et d’Engels que Mészáros puise les fondements de l’analyse de la société capitaliste pleinement développée, les mettant à jour et les approfondissant, en dévoilant les connections et les inter-relations de production et de reproduction sociales actuelles, sans perdre de vue toutes les formes prises par le capital, en incluant donc, comme élément indispensable à l’analyse du capitalisme - dans la mesure où elles font partie, constitutivement et élucidativement, de la totalité sociale contemporaine - les sociétés post-capitalistes, auparavant connues sous le nom de bloc soviétique.

            La thèse de l’incontrôlabilité du capital défendue par Mészáros ne peut être comprise que comme résultat d’une exhaustive élucidation des bases ontologiques du capitalisme, puisque le sens de sa recherche est orienté par le réel lui-même, poussé par la nécessité d’identifier les “connections universelles”, ainsi que les “synthèses concrètes” 2 qui caractérisent une totalité historiquement déterminée. De la sorte, l’affirmation ontologique de l’incontrôlabilité du capital acquiert un sens de synthèse, dans l’analyse de Mészáros, ayant sa source dans l’articulation des déterminations structurelles les plus internes du capitalisme, ou, pour être plus précis, comme le souligne l’auteur, du système du capital.

           1

           Pour Mészáros, le capital surmonte sa forme connue dans le mode de production capitaliste, car il reste présent dans les sociétés port-capitalistes. Cela est dû à la nature même du capital qui, tant qu’il trouvera disponibles les conditions matérielles pour sa reproduction, pourra assumer la manière la plus adéquate à chaque nouvelle sollicitation historique. Tant qu’existera la séparation entre producteur et contrôle de la production, et que sa source de valorisation - le travail abstrait - continuera en tant que base de production sociale, par l’appropriation privée ou collective 3, le capital poursuivra son cours continu etinsatiable 4 d’autovalorisation.

           Le capital continue à exister sans le capitaliste 5 - il est “en tant que tel le réel (...) sujet qui commande, demeurant ‘toujours capital’ même dans ses instances personnifiées” (Mészáros,1995:619). Il peut s’entourer des formes de relation de possession les plus diverses et suivre son cours reproducteur, replaçant sous son contrôle toute velléité de substitution, autrement dit toute substitution de la personnification du capital par une ses variations plus adéquate. Sous cette optique, le rapport causal, dont le sens va du capital vers le capitaliste, demeure inchangé.

           Et comment se constitue ce rapport causal, dont la variation dans sa forme d’expression peut se passer du capitaliste, mais pas du capital? Il est important de l’expliciter, dans la mesure où il est indispensable pour la thèse de l’incontrôlabilité du capital de Mészáros.

           Pour lui, selon les indications de Marx, le capital n’est pas une “entité matérielle”, un moyen de production, un montant de monnaie, ni un “mécanisme rationnellement contrôlable” qui serait soumis au pouvoir de propriétaires privés. C’est une relation sociale entre des personnes (qui, en fait, exprime une relation de choses et non de personnes) se nourrissant du commandement exercé sur le travail 6, duquel il puise la valeur excédente - sa source d’autovalorisation.

           Il ne s’agit cependant pas d’une relation simple, quantativement multipliée à l’infini. C’est ce que nous dit Mészáros (1995 : 607), quand il cite Marx 7.

Car le capital ‘n’est pas une simple relation, mais un processus dans les divers moments duquel il est toujours capital.  ... l’échange n’est pas resté sur la mise en forme de valeurs d’échange, mais il a nécessairement avancé vers l’assujetissement de la production elle-même à la valeur de l’échange.’ Ce qui est en fait en jeu, car c’est le processus d’autoconstitution circulaire du capital, et d’autoreproduction amplifiée dans dans sa forme la plus développée.

           Ce pouvoir d’autoconstitution circulaire lui est garanti par la sujétion totale de toute la production et reproduction de la société, conquise de sorte qu’il n’y ait pas de barrières locales ou individuelles susceptibles d’entraver son cours. Toute valeur générée par l’accumulation primitive devient capital de capital ; ce qui auparavant était pré-requis (l’argent et la circulation simple) se transforme en présupposé. À ce niveau-là, selon l’analyse de Mészáros, il recrée ses propres présupposés en dominant les conditions de création de nouvelles valeurs sans échange au sein du processus de production. Ce qui avant se trouvait extérieur au capital devient désormais “sa propre cause” - sa causa sui. 8

           Le processus acquiert un mouvement propre qui dépend peu de l’ordre ou du contre-ordre des capitalistes individuels. Ceux-ci sont des personnifications du capital 9, dans le sens où ils répondent à des déterminations émergeant des “différences des fonctions économiques” déjà établies, et ne pouvant prendre de décisions qui interrompent le processus d’auto-reproduction amplifiée sans courir le risque de déclarer sa propre ruine en tant que figure juridique détentrice de capital.

           Et même si l’on pouvait enlever au capitaliste sa fonction économique, le commandement sur le travail ne serait pas restitué au travail, puisque le capital continue à exister sans le capitaliste. Dans la mesure où les “différences des fonctions économiques” se maintiennent inchangées, avec la persistance du travail d’un côté, et le commandement souverain du capital sur la reproduction sociale de l’autre, de nouvelles personnifications du capital reprennent l’ancienne fonction de contrôle sur la production sociale.

           Le fait qu’il s’agisse d’une relation, pourvue d’une telle force objective, et qu’elle puisse se passer, éventuellement, de ses personnifications humaines ou qu’elle acquiert un pouvoir transcendantal étranger au monde des hommes. c’est, au contraire, exactement la forme de relation entre hommes historiquement déterminée par la société productrice de marchandises qui lui attribue un tel pouvoir objectif. C’est le mystère du fétichisme de la marchandise révélé par Marx qui se trouve derrière cette relation capital - travail, dans laquelle les hommes cessent d’agir selon leurs nécessités pour se subordonner à la logique de la production retournée à la valeur d’échange.

           Dans ce sens, la volonté des individus n’existe que losqu’ils se constituent “gardiens” de marchandises, car celles-ci sont disposées mutuellement dans la relation d’échange par un acte de volonté commune aux individus impliqués. La volonté de la chose se mue en volonté de l’individu, ce qui, autrement dit, signifie que “Le contenu de cette relation juridique ou de volonté est donné par le biais de la relation économique elle-même.” (Marx, 1983 : 79). Les possesseurs de marchandises sont avant tout représentants de la volonté de la chose, personnifications des relations économiques et “porteurs de celles qu’ils affrontent.”

           Le possesseur de marchandises est distinct de celles-ci et c’est pour cela qu’il est son représentant. Comme le dit bien Marx (1983 : 79), au début du chapitre II de Le Capital, “Les marchandises ne peuvent par elles-mêmes aller au marché et s’échanger.” L’individu social est son représentant, agit en son nom dans la relation d’échange, est dominé par cette relation, mais lui pré-existe. La marchandise n’est qu’une forme historique transitoire de la production matérielle, de l’échange de l’homme avec la nature. Elle ne peut être produite qu’à travers l’action de l’individu et, par son action consciente et plannifiée 10 , pourra être ultérieurement détruite. Le “produit de la main humaine” l’a créée et, de la même façon, il pourra la détruire. Tout comme le fétichisme qui caractérise la forme marchandise. De même que le système d’échanges a crée les conditions matérielles pour soumettre à soi la volonté, elle ne saurait se déprendre de ce fétichisme sans altérer radicalement cette même base matérielle.

           Quand nous nous tournons vers le fonctionnement du système du capital dans son échelle globale et que nous élargissons la dynamique observée dans l’échange demarchandises (d’équivalents), les “possesseurs de marchandises” occupent alors des fonctions économiques et sociales assez différenciées. Il ne s’agit plus de deux “possesseurs de marchandises” de manière égale. Le processus de production capitaliste “reproduit et perpétue, ainsi, les conditions d’exploitation du travailleur”, car, autrement, il ne saurait y avoir de relation-capital, pas même ses personnifications économiques, le capitaliste et le travailleur.

           L’accumulation capitaliste dans son mouvement naturel d’échange entre “possesseurs de marchandises” se révèle essentiellement “incontrôlable de la part des actants” 11. Elle exprime les conditions d’existence de la relation-capital et de l’action intégrée du capitaliste et du travailleur dans sa logique reproductive. Selon la formule de Marx (1984 : 193), elle

           

exprime, (...), seulement, en fait, que sa nature exclut toute baisse dans le degré d’exploitation ou toute hausse du prix du travail susceptibles de menacer sérieusement la reproduction continue de la relation capital et sa reproduction à une échelle toujours amplifiée. Et il ne pourrait en être autrement dans un mode de production où le travailleur existe pour les nécessités de valorisation de valeurs existantes, au lieu de ce que la richesse objective existe pour les nécessités de développement du travailleur.

           Dans ce mode de production, à partir des indications de Marx, dans lequel le “travailleur existe pour les nécessités de valorisation des valeurs existantes”, où la valeur se transforme en “sujet automatique” 12 et que la relation entre “possesseurs de marchandises” se révèle essentiellement “incontrôlable de la par les actants”, la base de l’action humaine, en tant que téléologie d’un tel processus d’objectivation semble s’éloigner irrémédiablement. Il se produit une naturalisation du processus, où ce qui était pré-requis pour l’apparition du capital et ne saurait en naître, comme l’a déjà souligné Marx 13 , “apparaît comme résultats de sa propre réalisation”.

           C’est dans ce sens que Mészáros va affirmer que le capital transforme ses pré-requis en pré-supposés, devenant “sa propre cause - sa causa sui”. Mais il est important de souligner que, pour Mészáros, le capital n’assume pas le rang de “causa sui”, il se traite lui-même comme “causa sui”. Cette circularité auto-explicative de son processus de constitution est nécessaire à la survie du propre système, car le capital ne peut traiter des causes en tant que causes 14, mais seulement de leurs effets et de leurs conséquences. D’autant plus que, selon l’auteur (1995:105),

Les fondements causaux qui auto-impulsionnent le système ne peuvent, sous aucune hypothèse, être remis en cause. Quand ils apparaissent, les problèmes doivent être traités comme des “dysfonctions” temporaires devant être résolues par la réaffirmation toujours plus rigoureuse de l’impératif de la reproduction en expansion.

           Pour la continuité de la reproduction en expansion, le système du capital doit ignorer ou déjouer les “défauts structurels” 15 qu’il présente à la base de ses “structures sociales reproductrices internement fragmentées”, exprimées par la contradiction entre production et contrôle, production et consommation, production et circulation. Il n’est pas possible d’envisager la solution de cette “absence d’unité” sans que l’on mette en échec la causalité du système lui-même et son mode de fonctionnement toujours problématique. “L’unité manquante est due au fait que la fragmentation elle-même assume la forme d’antagonismes sociaux”, lesquels ne peuvent être éliminés, même lorsqu’ils sont placés temporairement sous le contrôle du capital, “précisémement parce qu’il sont structurels”. 16 Chaque fois qu’il est nécessaire, de nouveaux ajustements sont mis en jeu pour résoudre les effets et les conséquences passibles de porter préjudice au mouvement d’expansion envisagé. 17

           Ces antagonismes sociaux restent à la base de ce mode de contrôle métabolique et imposent la nécessité qu’ils soient dominés et subordonnés comme condition à son plein développement. Ainsi, pour Mészáros (1995 : 48), “la force de travail total de l’humanité devient sujette - (...) - aux impératifs aliénants du système du capital global.” Si d’un côté, le travailleur perd le contrôle sur la production, de l’autre, le capitaliste n’est qu’une personnification du capital, dont le contrôle sur le système est illusoire. Les capitalistes qui pourraient se croire contrôleurs du système du capital - les acteurs humains par excellence - “sont, d’une manière générale, ‘contrôlés’ et donc, en dernière analyse, nous ne pouvons pas dire qu’un représentant humain auto-déterminé se trouve au contrôle du système.” 18 Le système du capital est authentiquement un “système de contrôle sans sujet” (subjectless).

           Cependant, comme le capital a besoin de maintenir le contrôle sur le sujet réel de la production et que, de ce fait, il le rabaisse à “la condition d’objectivité réifiée”, il doit le subordonner à un pseudo-sujet, c’est-à-dire, aux personnifications du capital, afin qu’elles “fassent la médiation (et l’imposition) de ses impératifs objectifs comme ordres consciemment exécutables sur le sujet réel potentiellement le plus récalcitrant du processus de production.” (Mészáros,1995 : 66)

           Le fait que Mészáros affirme que le système du capital est un système sans sujet, et que son mode de contrôle social métabolique est incontrôlable par les actants humains, claire référence à l’automatisme indiqué par Marx dans la circularité de la recherche incessante du capital pour la valorisation de la valeur, cela ne veut pas dire que soit absente de son analyse la présence du rôle actif du sujet dans l’histoire. Ce qu’il tient à souligner c’est que, dans le système actuel, il se produit une inversion dans la relation sujet/objet, les personnifications du capital apparaissant comme pseudo-sujet. Cette inversion exprime la nécessité objective de maintenir sur sa lancée le développoment d’un système fondé sur des antagonismes sociaux insurmontables, car structuraux. Il ne suffit donc pas de surmonter cette mystification car un acte conscient de la subjectivité du travail, car il ne s’agit pas d’un empêchement de nature gnosologique à l’émancipation, mais bien de la nature proprement ontologique du système du capital, du sien en-soi.

           Il tient à souligner avec insistance que la libération du travail est impossible si nous nous maintenons dans le cadre des références de ce système et que nous nous limitions ainsi à la manipulation (comme il le fait) de ses effets et conséquences, que ce soit par le truchement des politiques démocratiques 19, ou que ce soit dans l’intention de remplacer ses pseudo-sujets par d’autres plus convenables (comme le “bon” capitaliste ou le bureaucrate compétent), comme le proposent les sociaux-démocrates, et ils ne sont pas les seuls. Aucun de ces instruments ne parviendraient à atteindre les déterminations causales du système, ni son inéliminable nécessité de séparation entre production et contrôle. Ne pas traiter les causes en tant que causes et croire qu’il suffit simplement de traiter les “effets manipulables” conduit à ce que des expériences, apparemment de longue durée, tel que le Welfare State voient leurs bienfaits compromis sitôt que l’exigent 20 les impératifs d’expansion et d’accumulation du capital. C’est à cette conclusion que nous mène Mészáros (1995 : 72), quand il dit que les causes “tôt ou tard, tendent à reproduire, exagérément, les effets négatifs temporairement ajustés qui, un instant, furent bien résolus.”

           C’est pour la même raison que, pour Mészáros (1995 : 72), un projet socialiste doit “nier le capital lui-même - en sa qualité de causa sui inaltérable” et dépasser sa ”causalité prétendûment inaltérable qui opère par-dessus les têtes des individus.”

           2

           Chez Mészáros, la préoccupation ontologique avec l’essence des phénomènes en question est patente. Chaque fois qu’il se rapporte à l’inexorabilité de la causalité totalisatrice du capital et de la subordination des sujets à celle-ci, il se rapporte à la manière par laquelle ces phénomènes apparaissent aux sujets impliqués, sans pour autant laisser de reconnaître la force objective que ces mêmes phénomènes ont sur la réalité et que, d’autre part, il s’agit de formes particulières de fétichisme historiquement restreintes à l’appropriation du travail excédent par le capital. Toutefois, il ne s’arrête pas là, ni sur leur simple immédiateté. Il cherche plutôt, dans l’étude du système du capital 21, à en dévoiler l’essence “en y découvrant les lois immanentes” 22, sans dédaigner leur apparence ou les forces phénoméniques les plus immédiates.

           De même, il n’est pas dupe des “succès” incontestés du système du capital, devant les modèles “alternatifs” historiquement connus sous le nom d’État Providence, et essayés dans les pays de l’ancien bloc soviétique, ou même de la prétendue positivité de la mondialisation et de la ré-structuration productive, considérée indépassable par la majorité des théroriciens actuels. Il ne s’arrête pas à l’immédiateté des événements historiques. Nous pouvons dire qu’il procède comme Lukács, quand il analyse le problème de la totalité, en étudiant dans Beyond Capital toutes les complexes relations du système capital en cette fin de siècle, pour comprendre alors la réalité objective et la relation effective entre causalité et subjectivité. Mészáros démontre au cours de cette étude ce qui est, pour Lukács, indispensable à “déterminer le lieu qu’occupe le phénomène pris pour objet, au sein de la totalité concrète dont il fait objectivement partie”. (Lukács, 1979 : 244)

           Dans ce sens, quand il formule la thèse de l’incontrôlabilité du capital, à partir de l’analyse objective de ses lois immanentes et de ses formes de manifestations les plus immédiates. il ne surdétermine pas, comme pourraient le lui reprocher les critiques du structuralisme, la superstructure sociale pesant sur la base économique, ni ne capitule pour autant devant l’immédiat 23 . Sans négliger la force de la causalité dans le mode de contrôle social métabolique du capital sur la vie des hommes, car le réel existe indépendamment de la conscience, il ne la considère pas de manière mécaniciste comme étant l’unique détermination du monde objectif. Lukács (1979 : 244) restitue ici le lieu de la causalité : “le matérialisme dialectique n’a jamais considéré le principe dogmatique de la causalité comme l’expression unique des corrélations et des lois objectives de la réalité”. L’action humaine est un élément indissociable de la totalité (toujours historique et sociale), dans la mesure où, encore selon Lukács (1979 : 237), “Le mouvement de l’histoire est la somme des actions humaines”.

           Pour Mészáros (1995 : 716), “Le fait que le capital, en tant que mode de reproduction socio-métabolique, soit incontrôlable (...) signifie non seulement que le capital est irréformable, mais encore qu’il ne peut partager le pouvoir, même à court terme, avec des forces qui envisagent de le transcender(...)”. Il dévoile les noeuds causaux du système capital como pré-requis à l’identification d’un champ d’action humaine 24 effectivement révolutionnaire, qui ne soit pas simplement réitératif de formes diverses de domination. L’analyse qu’il fait de la causalité ne néglige jamais l’élément de l’action humaine, ayant, au contraire, pour objectif principal de diluer, exactement, toutes les illusions réformistes de contrôle sur le capital qui sévissent dans la gauche et qui servent de fondement aux projets de transformation sociale toujours subordonnés à la logique du capital lui-même.

           Sous cette optique, la distance qu’il conserve de l’analyse structuraliste de la réalité sociale est incontestable. Pour des structuralistes tel que Althusser, les hommes sont de simples supports de structures - träger. L’histoire, qui ne peut être connue, est un concept devant être rejeté, car il est idéologique. Selon sa pensée, “nous ne pouvons construire notre connaissance de l’histoire que ‘dans la connaissance’, dans le processus de connaissance, et non pas dans le développemnt du concret-réel”, d’après Thompson 25 (1981 : 20), éminent critique d’Althusser. Le réel, pour Althusser “ ‘ne peut être défini si ce n’est par sa connaissance. Dans ce second aspect théorique, il se confond avec les moyens de sa connaissance.’ ” (apud Thompson, 1981 : 31) le réel, bien qu’il existe indépendamment de la conscience, ne peut être connu, dans ses déterrminations fondamentales, qu’à travers la Théorie. C’est comme produit de la pensée que le réel prend forme et devient connaissable. Pour Althusser, “la réalité est composée de ‘données’ singulières, tandis que l’universalité surgit au niveau de la ‘structure’, c’est-à-dire, du système de règles mentale formalisées”. (Coutinho, 1972 : 195) De la sorte, dit Coutinho (1972 : 194), pour Althusser, la structure” est un produit de la pensée, et non pas un fait ontologique réel”.

           On ne peut attribuer à Marx les fondements de ce type de pensée, dans la mesure où, pour, lui la connaissance est l’appropriation du concret. “Ainsi, selon Marx, la pensée reproduit le réseau lui-même des catégories ontologiques immanentes au réel, reproduit l’essence (l’universalité) qui existe dans le réel lui-même, indépendemment de la pensée”. (Coutinho,1972:195)

           Paradoxalement, pour Althusser, si le sujet, en tant qu’élément créateur de la praxis, n’a pas sa place, car il ne fait que “subit” les effets de la structure 26 , devenant son support, d’un autre côté, c’est sur le sujet qu’il appuie et formule le “système de règles mentales formalisées” - la structure, comme le souligne Coutinho (1972 : 195), “est résultat du sujet, une création de la pensée scientifique.” Il élimine l’historicité de l’acte humain et récupère la subjectivité comme locus de la pensée créatrice d’idéalités purement mentales, avec un mépris total pour le “primat gnosologique de la matière.” Il invertit l’ordre hiérarchique entre l’analyse de l’être (ontologie) et l’analyse de la connaissance (épistémologie), retombant dans l’anthropomorphisme (conception idéaliste de la “pratique théorique” 27 ) qu’il disait combattre. (Coutinho, 1972 : 184)

           La définition du rôle du sujet dans l’histoire se trouve donc étroitement associée à la posture philosophique adoptée dans l’entendement du monde et de ses lois objectives. Le träger althussérien en tant que sujet, dont la place et le rôle historique sont déterminés par la structure invisible et inconnaissable dans son en-soi, n’a rien à voir avec l’analyse de l’incontrôlabilité du capital formulé par Mészáros, dans laquelle le capital apparaît comme causa sui et comme un “système de contrôle sans sujet” (subjectless). Chez Mészáros, c’est le dévoilement des lois immanentes de l’objectivité du capital qui pourra, avec la maturation d’autres conditions objectives, rendre le sujet apte à surmonter cette forme transitoire et historique (car construite par les hommes eux-mêmes) et à dépasser son aliénation 28 et sa subordination face au capital. Ce “processus sans sujet” est un mécanisme de plus de domination du capital sur l’agent réel de la production (le travail), parmi tant d’autres mis en jeu dans la consolidation historique de ce mode de production, articulé au “rôle prépondérant que l’idéologie dominante peut jouer dans la détermination de l’orientation de toute la société, imposant avec succès son discours jusque chez ses adversaires politiques au cas où ceux-ci, pour quelque raison que ce soit - (...) - s’y laisseraient prendre.” (Mészáros, 1996 : 259)

           C’est exactement parce qu’il reconnaît les déterminations ontologiques de cette forme historique de sociabilité dominée par la logique du capital, et qu’il tire de ses manifestations phénoméniques, en tant que formes objectives variables de cette domination (social-démocrate, ou post-capitaliste, ou capitaliste à l’esprit de mondialisation “démocratique”), ce qu’il y a de continuité et d’essentiel, en tant que “la synthèse, l’unité de ces éléments” 29 , dans la conservation de la façon d’être de cette sociabilité fondée sur l’exploitation du travail par le capital 30 , que Mészáros est amené, dans Beyond Capital, à faire remarquer que l’incontrôlabilité du capital est incontournable dans les jalons du système du capital et la nécessité d’un dépassement des stratégies réformistes par l’offensive socialiste. Contrairement à ce que l’on pourrait déduire d’une telle analyse radicale des impossibilités d’émancipation à travers l’action politique réformiste (sans l’altération concommittante profonde de la base de production matérielle vitale à la reproduction du capital), comme une position fataliste de la part de l’auteur, il propose comme alternative au graduel négocié des réformistes l’inconcevable : le socialisme comme dépassement du capital, et non pas l’administration de ses dysfonctionnements temporaires.

           La longue citation suivante explicite la place que l’action humaine occupe dans un système irréformable, en dépit du pari politique contraire d’une grande partie de la gauche. Et elle détache la pensée de Mészáros de tout déterminisme structuraliste ou mécaniciste, par le simple fait qu’il défend la thèse de l’incontrôlabilité du capital et la nécessité de dépasser par l’alternative socialiste les déterminations génético-ontologiques du système du capital, sans les acrobaties de la volonté et de l’illusion politique réformistes. Dans ce sens, pour Mészáros (19995 : 72-73).

Le seul mode de contrôle reproductif social qui se qualifie comme socialiste est celui qui se refuse à soumettre les aspirations légitimes des individus aux impératifs fétichistes d’un ordre causal structurellement prédéterminé. En d’autres termes, c’est un mode de reproduction socio-métabolique vraiment ouvert par rapport à l’avenir, puisque la détermination de sa propre structure causale demeure toujours sujette à l’altération par les membres autonômes de la société. Un mode de contrôle socio-métabolique qui peut être structurellement altéré par les individus face aux fins consciemment choisies, au lieu de celui que leur impose, comme cela se produit aujourd’hui, une gamme étroite et réifiée de fins qui émanent directement du réseau causal pré-existant du capital : une causalité prétendûment inaltérable qui agit par-dessus les individus. 31

           Dévoiler les connexions, les inter-relations et les médiations essentielles du système du capital, enfin le “réseau causal pré-existant du capital” sans concessions théoriques à l’immédiatisme politique ou au fétiche de l’apparent, et démystifier la transformation des effets en causes sont des objectifs qui orientent la profonde analyse élaborée par Mészáros du système du capital. Dans ce sens, sa contribuition est énorme en rendant possible que l’histoire ne prennent plus beaucoup d’entre nous au dépourvu.


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1 voir Mészáros (1989).

2 Mészáros fait partie de la même tradition philosophique inaugurée par Marx (sans déconsidérer l’attitude critique, adoptée par celui-ci, vis-à-vis de la dialectique hégelienne), dans laquelle la raison dialectique et l’“étude génético-ontologique des catégories déterminantes du social” constituent des jalons définiteurs. Le Capital de Marx est un excellent exemple de cette ontologie, car il est l’expression, selon Coutinho (1972 : 181/186-192) de cette “profonde unité systématique de concepts qui reproduit, sur le plan de la pensée, l’unité du réel lui-même dans la richesse explicitée et concrète de toutes ses déterminations. De catégorie en catégorie, nous observons au fil de l’oeuvre ce processus d’explicitation de la propre réalité, dans ses concatenations les plus intimes et nécessaires, ne s’agissant donc pas d’une somme de concepts subjectifs, mais bien d’un réflexe dialectique du réel lui-même.” 

3 La sens de collectif, ici, est un ensemble d’individus agissants, encore, dans la sphère de séparation entre producteur et contrôle de la production, comme dans le cas du modèle soviétique et de sa bureaucratie politiquement dominante. Il ne s’agit pas du concept marxiste des producteurs librement associés.

4 Dans Le Capital, Marx (1983 : 129) se rapporte ainsi à ce flux continu de valorisation de la valeur : “La circulation de l’argent comme capital est (...) une finalité en elle-même, car la valorisation de la valeur n’existe que dans ce mouvement toujours renouvelé. C’est pourquoi le mouvement du capital est insatiable.” 

5C’est Marx qui dit que “le capital donne naissance au capitaliste”, et non pas le contraire. Grundisse (p. 245 -italiques de Marx), apud Mészáros (1995 : 619).

6 “la condition absolue du commandement objectivé et aliéné sur le travail - exercé de façon indivisible par le capital et par personne d’autre, sous quelque forme existante et possible que ce soit - doit toujours demeurer. Sans elle, le capital cesserait d’être capital et il disparaîtrait de la scène historique.” (Mészáros, 1995 : 609)

7 Grundisse (p. 258-259), apud Mészáros (1995 : 609).

8 “Ces pré-supposés qui, à l’origine, apparaissent comme des pré-requis de son devenir et qui, par conséquent, ne sauraient surgir de son action en tant que capital, apparaissent maintenat comme résultats de sa propre réalisation, réalité, en quelque sorte tenue existante par lui, non pas comme conditions de son émergence, mais comme résultat de son propre être.” Marx - Grundisse (p. 253), apud Mészáros (1995 : 609).

9 Car, comme l’affirme Mészáros, (1995 : 65-66) “Les déterminations et les impératifs objectifs du capital doivent toujours prévaloir sur les désirs subjectifs - pour ne pas mentionner les éventuelles réserves critiques - du personnel contrôleur appelé pour traduire ces impératifs en directrices pratiques. C’est pourquoi le personnel des hauts échelons de la structure de commandement du capital - que nous pensions aux capitalistes privés ou aux bureaucrates du parti - ne peut être considéré que comme des ‘personnifications du capital’, indépendemment du degré d’enthousiasme qu’elles puissent manifester à exécuter les diktats du capital comme individus particuliers.” (Mészáros, 1995 : 65-66)

10 Selon Rosdolsky (1983 : 481), qui cite Marx des Grundisse, étant donné le caractère antithétique des formes qui constituent l’unité sociale, sa transcendance ne peut se faire à travers une “métamorphose pacifique”. L’intervention consciente de la “lutte prolétarienne de classe” est nécessaire.

11 Voir Marx (1983 : 99)

12 Voir Marx (1983 : 130)

13 Marx, Economic Works : 1961-1964 – MECW, vol. 34, p. 253. Apud Mészáros (1995 : 609)

14 Voir Mészáros (1995 : 104)

15 Voir Mészáros (1995 : 48)

16 Voir Mészáros (1995 : 49)

17 “C’est ainsi que les déterminations causales les plus profondes du capital confinent les actions viables de correction du système aux effets et conséquences structurellement assimilables, selon la nature du capital comme inaltérable causa sui.” ( Mészáros, 1995 : 108)

18 Voir Mészáros (1995 : 65-66)

19 Quand il se rapporte à l’inefficacité des politiques démocratiques, dans sa critique à la social-démocratie, Mészáros dit (dans une lettre du 17/07/00) : “Ma critique ne se rapporte pas à la politique en général ou aux ‘politiques démocratiques’, mais à la dégradation de la politique allant jusqu’à une condescendance cauchemardesque vis-à-vis du capital au nom de la ‘démocratie’, en promulguant les mesures les plus autoritaires par soumission à la domination du capital.”

20 “L’échec historique de la social-démocratie réformiste fournit un témoignage éloquent de l’impossibilité de changement graduel du système (...).” De même, “il est inconcevable d’introduire les changements fondamentaux, nécessaires pour rémédier à la situation, sans dépasser l’antagonisme structurel destructeur (...).” (Mészáros, 1999 : 6)

21 Sans abandonner le rapport entre théorie de la connaissance, en tant que “moment des formulations ontologiques”, et dialectique du réel, selon Lukács (Coutinho, 1972 : 181)

22 “ La connaissance de l’essence ne devient vraiment adéquats que lorsque la réflexion parvient à découvrir ses lois immanentes.” (Lukács, 1979: 231)

23 Voir l’compétent critique faite au structuralisme et à son refus de l’ontologie et de la totalité du monde, formulée par Coutinho (1972 : 26-44 et 171-176)

24 Pour Coutinho (1972 : 214) la théorie “a sa source génético-ontologique précisément dans cette caractéristique du travail : la réalisation du projet téléologique implique la connaissance des noeuds causaux qu’il va mettre en jeu.”

25 Si Thompson a réussi, avec une extrême acuité, à exposer en surface les contradictions mécanicistes et positivistes de la pensée d’Althusser (“Sa pensée est fille du déterminisme économique fasciné par l’idéalisme théorique”. 1981 : 20), d’un autre côté, il attribue erronnément à Marx (il dit que la dimension historique est absente de son analyse), surtout dans les Grundisse, les “licences” pour la vision qu’a Althusser de l’histoire comme “processus sans sujet”. Nous n’avons pas ici le propos de discuter une telle affirmation, mais le texte de Mészáros est une importante référence théorico-sociale pour décaractériser une telle accusation.

26 Le sujet conçu comme träger est ironiquement représenté par Thompson (1981 : 170) dans des situations telles que : “le gardien de but est joué,” le “capitaliste est capitalisé”, les “régles jouent les joueurs” .

27 Voir Mészáros (1996 : 256).

28 Il n’est pas négligeable que ce phénoméne indispensable á la compréhension du rapport entre causalité et subjectivité dans le système capitaliste se trouve absent (ou plutôt, nié en tant que concept idéologique et non pas scientifique) dans l’analyse althusserienne, alors qu’il est objet d’une profonde étude de Mészáros au début des années 70, quand il publia Marx:La Théorie de l’Aliénation. Pour lui, il est indispensable de considérer le phénomène de l’aliénation (dans le sens d’entfremdung) dans l’analyse de la sociabilité capitaliste, puisque le mode de production du système du capital a son fondement ontologique dans la séparation de l’homme de l’objet de son travail et dans la fétichisation des relations humaines, ce qui s’exprime par “’aliénation de l’homme par rapport à la nature et à soi-même’ ”. (Mészáros, 1981 : 17).

29 Voir Lukáes (1979 : 231).

30 “C’est pour cela que les socialistes, afin d’avoir quelque espoir de succès, doivent nier le capital lui-même - en sa qualité d’inaltérable causa sui - et pas seulement une de ses variantes historiquement contingentes, comme par exemple l’actuel système dominant du capital global.” Mészáros (1995 : 72).

31 Ou, comme le dit Marx dans Le Capital (1983 : 52), une causalité dont les lois inmanentes ”sont fixées au moyen d’un processus social sur le dos des producteurs, leur paraissant donc données par la tradition”. Ici se trouve explicité le sens du “processus sans sujet” dont parle Mészáros.