Vivons sans espérer

par Jean-Michel Muglioni, le 1er mars 2008

 

L’illusion eschatologique
Dans la confusion ordinaire des débats publics, le retour du religieux et la fin des idéologies sont généralement liés. Le naufrage des régimes communistes, qui promettaient un monde meilleur, a provoqué le retour de la croyance en l’au-delà. Il arrive même qu’on s’en réjouisse, parce que les crimes du siècle dernier viendraient d’une politique athée. Qu’enfin cette espérance en une autre vie parle à nouveau dans le cœur des hommes, et nous éviterons le pire ! On appelle dans cette affaire « idéologies » les illusions eschatologiques. Et il est vrai qu’on promettait des lendemains qui chantent, allant jusqu’à nier qu’il y ait une nature, pour soutenir que tout en l’homme et hors de l’homme peut être transformé : c’était croire en la régénération de l’humanité sur terre. Aussi peut-il paraître étrange d’opposer l’espérance en l’au-delà à ce vain espoir qui n’en était que la sécularisation. Il y a quelque chose de religieux dans toute eschatologie, qui, même athée, conçoit une révolution telle qu’après ne soit plus en rien comme avant.

Stoïciens et chrétiens
Sans doute peut-on sauver l’espérance : certaines grandes âmes, seules devant Dieu, espèrent sans fanatisme. Mais dès qu’une foule espère, et l’Eglise est aussi une foule, tout est perdu, un orateur promet, l’ébranle et la conduit où il veut. Le Proche Orient s’en souvient encore, les croisades ont fait couler des ruisseaux de sang. Les stoïciens considéraient l’espérance comme un vice et non comme une vertu. L’attitude des premiers chrétiens les a confortés dans cette certitude. Marc Aurèle y voit certes une preuve que nous sommes capables de résister à la douleur et à la crainte de la mort : un fou par erreur ou un chrétien par opiniâtreté peuvent ne pas craindre la douleur et sembler plus sages que le sage « dans le taureau de Phalaris » (1). Le sage y demeure maître de lui-même par un jugement vrai.

Consentir au monde
Les hommes sont malheureux parce que, les événements étant contraires à leurs désirs, ils ne savent pas changer leurs désirs quand ils ne peuvent changer l’événement. Comme ils jugent des choses selon leurs craintes et leurs espérances et non selon la raison, ils sont sans cesse déçus par le cours du monde. Juger selon la raison, qui est en nous une part du souffle divin, c’est juger selon la nature que ce souffle anime. Car la raison est la pensée en tant qu’elle connaît les choses telles qu’elles sont. Le jugement formé dans l’intériorité de la conscience est en plein accord avec l’ordre rationnel du monde. Se rappeler à soi-même que la sagesse consiste dans la souveraineté de son jugement et se rappeler que la vie du sage est conforme à la nature, et donc en harmonie avec le cours du monde, c’est la même chose. La vraie sagesse requiert que nous n’espérions rigoureusement rien, que nous n’attendions rien des événements ni de Dieu, et que nous apprenions à vouloir le monde tel qu’il est. La prière au monde de l’empereur Marc Aurèle n’est pas une requête, elle ne fait que chanter la beauté du monde.

Tout me convient qui te convient, ô monde ! Rien n’est pour moi trop précoce ou trop tardif qui soit à point pour toi. Tout ce que produisent tes saisons, ô nature, est pour moi un fruit ; tout vient de toi, tout est en toi, tout revient à toi. Tel a dit : « Chère cité de Cécrops ! » (2); ne diras-tu pas, toi : « Chère cité de Zeus » (3)?

Connaissant la loi de l’univers, l’empereur romain se sait citoyen du monde, et consent à n’être que ce qu’il est, un instant du devenir universel :

Ce petit instant de la vie, le traverser en se conformant à la nature, partir de bonne humeur, comme tombe une olive mûre, qui bénit la terre qui l’a portée et rend grâce à l’arbre qui l’a fait pousser.(4)

Poésie rustique, paradoxale comme le voulait Platon : sans regrets, sans lamentations, sans dramatisation de la mort. Elle inverse le sens des symboles et refuse la séduction des chants désespérés. Sa beauté revigore. On ne pleure pas la mort d’une olive. Ainsi encore, chez Marc Aurèle, les roses ne symbolisent pas notre fragilité, qu’il faudrait pleurer, mais la beauté du monde qu’il faut louer. Que serait une rose immortelle ? Faut-il, insensé, ne vouloir ni les épines de la rose, ni l’hiver, ou regretter que les olives meurent et que le lait des figues brûle la peau des hommes ? La même illusion fait considérer la brièveté de la vie comme un argument contre la providence. Notre malheur n’est pas de n’être qu’une partie éphémère du monde, mais d’être partiaux : nous jugeons du tout sans savoir que la partie n’existe et n’a de sens que par le tout. Concevant et chantant au contraire la vie de l’univers, nous pouvons aimer notre propre vie : l’aimer tout entière, aimer aussi la quitter, et non pas vivre comme un fruit qui se plaindrait de devoir tomber après avoir mûri. Seuls les fous s’interrogent avec angoisse sur la mort. Le sage sait se situer dans le monde et parce qu’il s’élève à la contemplation du tout, il se réjouit d’être mortel et de ne vivre qu’un jour. Marc Aurèle se donne à penser la vérité des mythes païens, la poésie du paganisme, paysanne. Tel est aussi le sens du cycle toujours recommencé des saisons, éternel retour : il n’y a pas d’au-delà.

Bonheur et non salut
L’affirmation stoïcienne du destin, c’est-dire de la nécessité de tout ce qui est, est libératrice, parce qu’elle nous ôte toute espérance. Et par là elle ne fait pas du monde l’enfer de Dante, à l’entrée duquel est inscrit : Lasciate ogni speranza, voi che’entrate ! (5) Mais l’âme raisonnable qui nous anime, partie du souffle divin, cessera d’être séparée de lui avec la mort. Sagesse de l’immanence et non de la transcendance. Sagesse et non obsession du salut personnel. Ainsi, avec Marc-Aurèle et les stoïciens, nous avons tout le contraire d’une religion de l’espérance ou d’une philosophie de l’histoire : ces hommes seulement hommes et pleinement hommes savaient se tenir droit sans rien attendre des événements ni du ciel, sans rien attendre de meilleur ni pour demain, ni pour l’éternité. Et le sage vivait donc heureux comme les dieux.
Pour les chrétiens, quel orgueil ! Or l’espérance ne risque-t-elle pas de se métamorphoser en nihilisme ? S’il est trop orgueilleux de dire son bonheur divin, espérer en un monde meilleur, c’est tenir ce monde-ci pour inacceptable : il faut s’en sauver ! L’idée de salut est étrangère à la philosophie antique parce qu’elle accepte le monde : l’homme y est chez lui et n’espère pas un autre monde, et pour cette raison il y remplit simplement sa fonction. Le refus du monde fait l’impatience révolutionnaire et nihiliste. On assassine pour réaliser la justice en ce monde, ou pour le détruire parce qu’il est injuste. Pendant des siècles au contraire les stoïciens ont concouru à la bonne marche de l’administration de l’empire, chacun jouant son rôle là où le destin l’avait placé. Sans espérance.



Cet article a une suite, publiée le 1er avril 08 : Pourquoi s'attaquer aux stoïciens ?



Notes
1 - Instrument de torture.
2 - Athènes
3 - Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IV 23, traduction Emile Bréhier, Les stoïciens, Pléiade.
4 - Ibid. IV, 48
5 - Laissez toute espérance, vous qui entrez !



Annexe. Rappelons-nous deux pages célèbres:

Montaigne, Essais, III, Chapitre X, De ménager sa volonté.

La plupart de nos vacations sont farcesques. « Le monde entier joue la comédie (Pétrone) ». Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence il ne faut pas faire une essence réelle, ni de l’étranger le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. C’est assez de s’enfariner le visage, sans s’enfariner la poitrine. J’en vois qui se transforment et se transsubtantient en autant de nouvelles figures et de nouveaux êtres qu’ils entreprennent de charges, et qui se prélatent jusques au foie et aux intestins, et entraînent leur office jusques en leur garde-robe. Je ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades qui les regardent de celles qui regardent leur commission ou leur suite, ou leur mule. « Ils s’abandonnent tellement à la fortune qu’ils en oublient jusqu’à la nature » (Quinte-Curce). Ils enflent et grossissent leur âme et leur discours naturel à la hauteur de leur siège magistral. Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. Pour être avocat ou financier, il n’en faut pas méconnaître la fourbe qu’il y a en de telles vacations. Un honnête homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son métier, et ne doit pourtant en refuser l’exercice ; c’est l’usage de son pays, et il y a du profit. Il faut vivre le monde et s’en prévaloir [= en tirer avantage] tel qu’on le trouve. Mais le jugement d’un Empereur doit être au-dessus de son empire, et le voir et considérer comme accident étranger ; et lui, doit savoir jouir de soi à part et se communiquer comme Jacques et Pierre, au moins à soi-même.

Montesquieu Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence.
XVI, De l’état de l’empire, depuis Antonin jusqu’à Probus.

Dans ces temps-là, la secte des stoïciens s’étendait et s’accréditait dans l’empire. Il semblait que la nature humaine eût fait un effort pour produire d’elle-même cette secte admirable, qui était comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n’a jamais vu.
Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs. Rien n’est capable de faire oublier le premier Antonin, que Marc-Aurèle qu’il adopta. On sent, en soi-même, un plaisir secret lorsqu’on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa vie sans une espèce d’attendrissement : tel est l’effet qu’elle produit, qu’on a meilleure opinion de soi-même, parce qu’on a meilleure opinion des hommes.