par Jean-Michel Muglioni, le 16 mars 2008
Le pouvoir repose sur les apparences par lesquelles la parole tient les hommes. Sa rhétorique fait prévaloir aujourd’hui sur l’argument l’image, devenue si l’on peut dire le seul langage recevable : le marché, seul monde commun des hommes, impose ses habitudes de « communication ». Aristote, il est vrai, notait au début de sa Rhétorique que ses prédécesseurs ne traitent pas de l’argumentation mais seulement de la manière d’éveiller les passions de l’auditoire. A l’assemblée du peuple ou au tribunal les orateurs faisaient prévaloir sur les arguments la peur ou l’espérance, la haine ou les amitiés, l’envie, la cupidité ou l’avarice, etc. Lorsque l’image prime sur la parole, la rhétorique de l’argumentation disparaît et doit céder le pas à la rhétorique affective ou émotive : il ne peut plus en être autrement pour des raisons qui tiennent à la nature de la perception des images et non d’abord à la mauvaise intention de tel ou tel. Contrairement au discours, l’image n’est pas analytique, et sa perception procède plus de l’imagination que de l’entendement : les mots le disent d’eux-mêmes.
L’image n’existe que par l’émotion
L’émotion creuse l’image et l’image nourrit l’émotion. Il suffit sur un mur de quelques taches de lumière mobiles pour que nous croyions voir un train foncer sur nous, et notre corps réagit comme si en effet nous devions être écrasés. Les premiers spectateurs, surpris, prirent la fuite. Nous ne verrions pas le train mais un mur plat si nous ne mimions de tout notre être ce que nous ferions devant un vrai train ; et plus nous nous émouvons, plus l’image devient éloquente. Elle existe par l’émotion, non pas l’attention, et sa mobilité interdit l’examen. Il était plus aisé de ne pas se laisser séduire par les tableaux muets et immobiles dont l’éloquence servait l’Eglise.
La rhétorique affective et son contenu
La nature des moyens de persuasion détermine la nature de ce à quoi on persuade : non seulement le fond n’est pas indifférent à la forme (ainsi n’importe quelle musique ne saurait exprimer la spiritualité), mais la forme peut déterminer le contenu. S’adresser par radio ou télévision à une famille réunie autour d’une table, et non depuis une tribune à une foule assemblée, impose une nouvelle rhétorique sans grands effets de manches, plus intimiste. Un tel style, Robert Badinter l’a magistralement montré, convenait par sa nature même au combat contre la peine de mort : au contraire la rhétorique de la vengeance avait besoin du grand spectacle et de l’entraînement de la foule. Mais avec les images publicitaires, la domination de l’affectif est devenue si forte que ce style est déjà daté : partout l’émotion l’emporte sur la justice. Un procès n’est plus une instance judiciaire mais psychologique : sa finalité est de permettre aux victimes de faire leur deuil. Quand la pitié remplace la raison, le retour de la rhétorique de la peur et de la vengeance est inévitable.
L’impossibilité d’écouter
Le discours disparaissant au profit de l’image, il est inévitable que l’habitude de suivre une argumentation se perde en même temps que l’émotion remplace la raison. La nature de l’image, sa mobilité, sont telles qu’un téléspectateur régulier ne peut que devenir incapable d’écouter, c’est-à-dire de suivre les pensées d’autrui au lieu de rester enfermé en lui-même. Un homme politique qui prend la parole et veut s’expliquer paraît professoral, et ce terme ne s’entend plus qu’en un sens péjoratif, car il faut suivre un cours, comme son nom l’indique, ce qui exige un travail d’écoute devenu insupportable. Il ne faut donc pas imposer une argumentation, comme telle fastidieuse, et pour beaucoup inintelligible. D’où la présence des politiques aux émissions dites de divertissement ; leur parole y est assez vite suivie d’amusements qui dissuadent le spectateur d’aller voir ailleurs. Une foule composée d’hommes qui n’étaient guère allés à l’école pouvait autrefois écouter Jaurès ; aujourd’hui les orateurs ne peuvent compter que sur « les petites phrases », qui sont tout autre chose qu’un slogan dans une propagande « classique ».
Le refus de l’analyse
Pour la même raison l’analytique a déserté l’école, car il suppose qu’on refuse l’opinion et l’affectif, c’est-à-dire qu’on arrache l’enfant à ses habitudes de consommateur et de spectateur passif. Les livres scolaires sont des patchworks d’images : un vrai livre est jugé invendable. La dégradation de l’apprentissage de la langue est à la fois une conséquence et un moyen de pérenniser cet état d’esprit. Faut-il s’étonner que la presse écrite se porte mal et que, sous forme de papiers gratuits elle résume des dépêches de l’AFP et impose une unique opinion ? Le net permet à quelques uns de parler réellement politique : semblable par son écran à la télévision, c’est une autre forme de l’écrit. Mais qui n’est pas déjà instruit et prévenu s’y fourvoiera et s’y trouvera à nouveau sous l’emprise d’images. C’est pourquoi il importe au marché de l’introduire le plus tôt possible à l’école.
Le dressage
La domination de l’image et de l’affectif sur le discours et l’analyse rationnelle ruine toute vraie liberté. Dans une publicité, la relation entre l’automobile ou le café et la femme dont la vue doit éveiller le désir n’est pas rationnelle, comme est rationnelle la relation de principe à conséquence, ni symbolique, comme la relation d’une métaphore à ce dont elle est la métaphore, par exemple la colombe et la paix. Elle est psychologique, comme la relation qui associe deux représentations dans notre mémoire : on espère que la vue de la voiture étant liée à celle de la jeune femme, le client potentiel la désirera. Ce processus n’a rien de commun avec la poésie de l’automobile et l’érotisme qu’y mettent certains amateurs de mécanique et de carrosserie. La réaction d’un chien est liée par l’habitude à un appétit ou à une crainte : le son « assis » n’agit pas comme un mot, et seul un homme y perçoit un sens et peut non pas seulement réagir mais répondre. Ainsi le consommateur est dressé à coup d’images mobiles et sonores, et le même principe est manifeste dans l’usage d’images subliminales. Entre l’image et le désir auquel elle lie le spectateur, contrairement à ce qui se passe dans une métaphore oratoire, le sens n’est pas en jeu. L’effet produit repose sur des associations d’idées, c’est-à-dire non pas sur l’intelligence possible du contenu d’un discours, mais sur une détermination psychologique nécessaire. Ainsi, donc, la « communication » politique est au politique auquel elle veut nous rallier comme les jolies filles des publicités aux voitures dont elles sont censées éveiller le désir. C’est pourquoi un politique peut s’imposer en quelques années comme une marque de lessive. L’actualité est riche en conséquences de ce principe. Par exemple il faut se montrer avec la femme de la publicité pour se faire soi-même désirer, si du moins le peuple ne s’éveille pas.
La machine et l’intelligence
Pour conclure, une remarque plus difficile et surtout trop rapide. Une part de la pensée moderne a réduit le symbolique et même le rationnel au psychologique : la pensée n’est que mécanisme ou chimie neuronale. Telle est l’idéologie du marché, qui usurpe le titre de science. Il est commun de confondre nécessité rationnelle (la compréhension d’une démonstration, d’une relation entre deux propositions) et nécessité psychologique (la liaison entre deux représentions, comme dans n’importe quelle association d’idées), ou mieux encore, processus cérébral. Et en effet, lorsqu’un homme comprend une démonstration, il faut bien qu’il se passe quelque chose dans sa tête ! La question est donc de savoir si la connexion établie par une machine ou un organe est du même ordre que la compréhension de ce rapport. Ou simplement si la pensée se réduit à ses signes.
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