par Jean-Michel Muglioni, le 1er avril 2008
Je me souviens d’une colère de Canguilhem, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, en 1968 ou 1969. Après une allusion au stoïcisme, il avait senti dans l’assistance quelque chose comme un mouvement de mépris. Quand tout va bien, on n’a pas besoin de morale, dit-il furieux, mais quand on en a besoin, il n’y a que le stoïcisme. Par exemple lorsqu’on est en camp de concentration. La formulation était plus percutante et plus belle. Nous savions qu’il avait été un vrai résistant.
Les stoïciens ont-ils un corps ?
Une légende tenace fait du stoïcisme un indifférentisme impliquant inaction et insensibilité. Cette insensibilité lui était déjà reprochée par les chrétiens, qui prétendaient au contraire parler au cœur. Il arrive même qu’on les accuse de n’avoir pas de corps. Il est tout aussi commun de trouver ridicule l’idée de sagesse. Peut-on encore dire d’un homme qui sait supporter les plus grands malheurs qu’il est philosophe ?
Je ne ferai pas profession de stoïcisme : ce serait d’une grande prétention. Mais je rappellerai quelques principes de cette doctrine.
Elle n’accorde d’existence qu’aux corps. Le monde lui-même est un grand vivant, un corps, et son âme, Zeus qui l’anime, est un feu : ce dieu lui-même n’est pas « immatériel » ou « incorporel ». L’idée de corps signifie que tout se tient : par là le stoïcisme exprime en effet la rationalité de l’univers. Et de la même façon toutes les vérités font corps ou système dans l’âme du sage. Parler ainsi de corps n’était pas seulement pour eux une métaphore. Le lecteur pourra travailler la difficile doctrine des incorporels qui sont liés au langage, car le sens des mots et des propositions n’est pas corporel, afin de méditer cette sorte de matérialisme.
Qui est esclave ? Le retournement de la liberté
L’indifférence et l’apathie stoïciennes n’ont rien de commun avec l’insensibilité et l’abrutissement. Tous les biens sont indifférents hormis la liberté intérieure. La liberté du jugement est le seul bien qui soit absolument un bien, parce que seul un jugement libre permet d’évaluer les biens et les maux. Peut-être suffit-il pour le comprendre de se souvenir que Socrate dans le Gorgias demande si c’est un bien d’avoir tous les pouvoirs quand on ne peut rien sur soi-même et qu’on est emporté par ses caprices : gouverner les autres n’a aucun sens pour le plus puissant des hommes s’il ne se gouverne lui-même. D’où le célèbre paradoxe : le tyran est le plus malheureux des hommes. On remarquera que la question ne porte pas sur le sort de ses victimes, qui ne se pose pas en effet (1). Ainsi celui qui peut tout sur ses sujets mais que ses passions gouvernent est esclave : Platon opère dans l’usage des termes et des notions de liberté et d’esclavage une subversion radicale qui est au fondement de toutes les philosophies de la liberté jusqu’à nous, Nietzsche compris. Le terme qui désignait le statut de l’homme libre dans la cité par opposition à celui de l’esclave, permet dès lors de dire la liberté intérieure ou maîtrise de soi. Epictète peut répliquer à son maître : tu m’as cassé la jambe pour me prouver que tu es le maître et que tu es libre, mais c’est moi qui suis maître et toi esclave.
Ainsi la vraie liberté n’est pas de n’éprouver aucune passion ni aucune émotion, mais de ne s’y abandonner que dans la mesure où l’on n’y perd pas sa lucidité. Socrate savait boire plus qu’aucun autre. Tous les biens, hormis cette liberté, sont indifférents, c’est-à-dire relatifs ou de second rang. Du même coup la vie la plus ordinaire et l’action sont possibles : le stoïcien s’offre tout ce qu’il désire, mais sans jamais oublier que ces biens ne sont pas du même ordre que le bien absolu, sa disposition intérieure. Si les circonstances font qu’ils lui échappent, il ne souffre pas de leur manque. Il ne prétend pas alors ne pas éprouver de douleur ; mais ce qu’il éprouve ne le détruit pas et ne fait pas de sa vie un cauchemar, ni ne le rend fou. Quand on a vu un homme qui a perdu un enfant devenir fou de douleur et ne jamais s’en remettre, on cesse de rire du stoïcisme. Eh bien le stoïcien aime ses enfants, mais il s’entraîne à vivre de telle façon que, s’ils lui sont ôtés, il ne perde pas la raison et demeure lui-même. Le pouvoir rend aussi fou que la douleur. Marc Aurèle combattit aux confins de l’empire romain pour en consolider les frontières, comme sa fonction l’exigeait, mais chaque matin il écrivait pour lui-même des pensées, travaillant ainsi à la maîtrise de ses représentations d’autant plus rigoureusement qu’il savait le risque du métier : il tâchait d’être maître de lui comme de l’univers. Il est même permis de relire Corneille.
La nécessité du monde et l'idée cosmopolite.
La doctrine de la nécessité absolue de tout ce qui arrive se heurte à des difficultés insolubles : comment accorder cette nécessité et la liberté ? La réfutation du stoïcisme a été un exercice scolaire essentiel dès l’antiquité, avec par exemple le célèbre argument paresseux. Mais elle signifie que le pouvoir sur soi est absolument indépendant du pouvoir sur les événements. Nous pouvons tout sur nous-mêmes, absolument parlant nous ne pouvons rien sur les événements : notre liberté ne dépend pas du cours du monde. Et celui qui est assuré que le cours du monde est absolument nécessaire n’a plus de raison de vouloir se plaindre s’il lui arrive une catastrophe. Voulant le monde tel qu’il est, il pense et vit selon la loi du tout et non selon la partialité des caprices humains ; il cesse de se croire le centre du monde ; il accepte de n’être, mieux, il aime n’être qu’une infime parcelle de l’univers : il en finit avec l’orgueil qui inévitablement rend malheureux de leur sort les fous, nous tous, qui croyons que le cours du monde devrait s’accorder avec nos vœux.
Se savoir une partie du monde et vivre selon sa loi, c’est être citoyen du monde. L’idée cosmopolite ou cosmopolitique pour la première fois formulée par les cyniques et les stoïciens n’est pas « politique » mais cosmique ou cosmologique. Comprendre le rapport de l’homme au tout du monde relativise notre rapport à la cité et aux normes sociales et permet ainsi de reconnaître en l’esclave notre semblable. Le stoïcisme est une des grandes pensées de l’unité du genre humain et de l’amour du genre humain, qui se dit en grec philanthropie. Il faudrait montrer ici pourquoi l’homme reconnaît l’humanité en chacun de ses semblables en même temps qu’il s’élève à l’idée du tout de l’univers. Mais peut-être suffit-il sur ce point de lire les pages célèbres du Théétète où Platon fait le portrait du philosophe et prend l’exemple de Thalès, astronome. Platon nous permet ainsi de comprendre qu’il y a une parenté foncière entre Socrate et ceux que nous appelons les présocratiques.
L'ataraxie n'est pas l'inaction.
Que fait donc le sage stoïcien ? S’il est malade, il appelle le médecin, car il souhaite être soigné ; c’est « préférable » dit-il simplement ; et si la maladie s’avère incurable, non seulement il l’accepte, mais il parvient à la vouloir. Accepter la douleur est une technique connue d’« anesthésie », venue d’Orient, et c’est le côté fakir, dira Nietzsche, du stoïcisme. Si la lutte est trop dure, le sage le sait, comme dans une pièce enfumée devenue irrespirable, il y a une issue : le suicide. Pour ne pas être surpris par le malheur, il s’exerce (exercice se dit ascèse en grec) et cet entraînement n’a rien à voir avec l’ascétisme qui consiste à se priver parce que les plaisirs du corps seraient en eux-mêmes mauvais ou immoraux, ou la privation méritoire. Oui, le stoïcien agit pour que les événements s’accordent avec ses vœux ; il cherche à satisfaire ses désirs ; mais il prend garde de ne pas oublier que absolument parlant seules ses pensées dépendent de lui et que conserver la maîtrise de ses représentations est infiniment plus important que satisfaire tout autre désir. Il apprend à ne pas laisser les passions troubler son jugement : l’ataraxie, ou l’absence de trouble, n’est pas un refus d’éprouver des sentiments.
Réfuter les stoïciens ou les attaquer ?
On peut donc, même on doit faire une critique radicale de l’idée de destin et nier la rationalité que le stoïcisme prétend trouver dans le monde, question théorique débattue dès le IV° siècle av. J.C., où les contradictions des stoïciens étaient un lieu commun. Mais croire qu’ils ne savaient pas jouir des plaisirs de l’existence, ou qu’ils se laissaient tuer si on les attaquait, etc., c’est les méconnaître et se donner la gloire facile d’échapper à une bêtise dont un enfant de sept ans rirait. Qui veut vivre sans illusion, c’est-à-dire en esprit libre, ne peut ignorer le stoïcisme, quand même il faudrait qu’il le réfute. Il est étrange comme les modernes ont à l’égard des esprits auxquels ils doivent leur liberté tant de ressentiment, et cela, Nietzsche l’avait bien compris. Car il a sans doute été sévère à l’égard des stoïciens, et même il a affirmé à leur sujet des propositions tout simplement fausses, mais il savait leur grandeur. Monique Dixsaut (2), « en forme de non-réponse » à un universitaire spécialiste de Platon qui a passé sa vie à chercher les fautes de raisonnement dans les Dialogues, cite ces mots de Nietzsche : « Quand je vois l’un d’eux s’attaquer à Démocrite, la question qui me vient toujours aux lèvres est celle-ci : Pourquoi Démocrite ? Pourquoi pas Héraclite ? ou Philon ? ou Bacon ? Ou Descartes ? Et puis pourquoi justement un philosophe ? Pourquoi pas un poète ou un orateur ? Et pourquoi un grec ? Pourquoi pas un Anglais ou un Turc ? » (3).
Pourquoi s’attaquer aux stoïciens ?
1 - Ne pas se méprendre sur le sens de cette phrase. Il ne s'agit pas ici de dire que le sort des victimes ne mérite pas l'attention, le propos porte sur l'analyse que l'on fait de la nature du « bonheur » et du « malheur ». De ce point de vue, le malheur dans lequel les victimes sont plongées par le fait du tyran n'est pas un paradoxe : c'est une évidence ; aussi la question de sa nature et de ses causes ne se pose pas, ces dernières sont claires et relèvent de l'extériorité. Alors que le prétendu bonheur du tyran est un paradoxe et est réductible à une apparence : si on l'examine à l'aune de la liberté intérieure qui seule ici importe, on peut montrer que en réalité il s'agit d'un malheur, le pire de tous puisque le tyran en est l'auteur. [N. de l'éditeur].
2 - Platon et la question de la pensée, Etudes platoniciennes, I, Vrin p.p.150-151.
3 - Considérations intempestives, II, trad. G. Bianquis Aubier Montaigne 1964 p.279.
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