L'asphyxie sonore

par Jean-Michel Muglioni, le 27 avril 2008

 

Matérialisme critique
Outils, machines, instruments de toutes sortes métamorphosent les hommes. Leur usage a des conséquences nécessaires qui ne sont ni voulues ni prévues. L’homme de la machine à vapeur ne peut penser comme l’homme de l’âge de bronze. Le matérialisme historique, naguère adulé, aujourd’hui oublié, explique l’histoire humaine non pas par le mouvement des particules mais par la transformation de la nature : le travail, c’est-à-dire le rapport de l’homme à la matière, détermine son existence sociale et ses pensées. Il est permis de contester la thèse selon laquelle l’homme serait en tout le produit de son travail. Mais à coup sûr un tel principe a une fonction critique : il nous invite à chercher quels modes de penser découlent de l’essence des appareils qui nous entourent. Muni d’un téléphone portable, on se retrouve partout et à tout moment sans avoir besoin de le prévoir : la notion de rendez-vous devient obsolète. Ainsi les techniques d’amplification du son en général ont des conséquences humaines considérables : elles rendent sourds et renferment en eux-mêmes aussi bien ceux des hommes dont elles ne détruisent pas l’ouïe. L’homme est homme par la parole qui le relie à ses semblables : ce qui dénature l’usage de la parole l’affecte dans son être même.

Parler sans voix, entendre sans écouter
Or le microphone transforme l’usage de la parole et donc l’écoute, son autre moitié ; il bouleverse le rapport de l’homme aux autres et au monde. Car il n’exige pas de l’orateur le port de voix ou la clarté de prononciation sans laquelle autrefois on n’était même pas entendu ; il n’exige pas l’attention des auditeurs, c’est-à-dire d’abord le silence et l’immobilité autrefois requis en vertu non pas de la volonté mais des lois de l’acoustique et de l’audition. Il est devenu possible de parler sans voix devant une assistance bruyante et agitée. D’un côté on n’a plus besoin de savoir parler, de l’autre écouter est devenu physiologiquement inutile pour entendre. On peut continuer de bavarder avec son voisin sans gêner l’assistance : rien ne contraint plus personne à sortir de ses propres pensées pour suivre celles de l’orateur. L’attention, parce qu’on n’en a plus besoin pour percevoir les sons, parce que la nécessité extérieure ne l’impose plus, cesse d’être entraînée. S’il avait fallu compter seulement sur la volonté des hommes pour qu’ils s’élèvent, leur éducation aurait-elle même commencé ?

L’isolement sonore
Phénomène en apparence contraire mais identique, dans certains établissements justement appelés « boîtes » le bruit interdit toute conversation : c’est, avec la parole, bannir toute humanité, et provoquer, outre la surdité proprement dite, la surdité aux autres. Chacun, même collé aux autres dans cet espace clos, est enfermé dans son rêve : toute ouverture au monde est exclue. Le bruit isole les hommes qu’il noie sans communication possible entre eux. Il ne leur reste plus que l’alcool et la drogue, chacun, perdu en lui-même, n’ayant plus d’autre recours pour échapper à cette solitude infernale. Peu importe que la fumée du tabac ait été interdite dans de tels antres : l’asphyxie y est assurée sans cela.

L’accoutumance et l’addiction au bruit
Il arrive au cinéma qu’il faille se boucher les oreilles pour suivre non seulement les publicités mais le film. Or habitués à une trop grande intensité sonore nous devenons « cérébralement » sourds : les sons ordinaires nous paraissent des chuchotements. Le vendeur d’un magasin à qui l’on signalait le bruit assourdissant de hauts parleurs qui empêchaient de lui parler avoua ne plus se rendre compte d’une violence qu’il subissait tous les jours. Une fois devenu insensible au bruit, on ne supporte plus le silence ; il faut un fond sonore permanent. Certaines chaînes d’informations ne peuvent pas laisser parler un présentateur sans « soutenir » sa voix par des coups de batterie : les auditeurs seraient-ils incapables de supporter le silence angoissant qui s’intercale entre les mots ? Au restaurant, le harcèlement sonore est parfois obligatoire, et même dans certaines réunions de famille paisibles, très convenues et assez bourgeoises, comme les mariages, où il y faut hurler pour atteindre son voisin.

La fin de l’écoute obligée
La musique la plus répandue fait violence, et les appareils destinés au grand public pour la reproduire comportent des amplificateurs spéciaux pour les sons graves afin de mieux asséner ses coups, ce qui n’est pas requis pour la reproduction de la vraie musique. Disparaît donc l’habitude de l’écoute musicale. Toute une partie de l’humanité devient finalement incapable de « suivre » un véritable morceau de musique, n’ayant pu apprendre à écouter. Suivre n’importe quel discours continu devient une tâche insurmontable et les psychologues finissent par imposer aux maîtres de ne pas exiger des élèves une attention trop longue, attribuant à la nature humaine le résultat d’un matraquage. Une faiblesse acquise devient la norme de l’enseignement : il faut diminuer le temps des cours ! Une pédagogie fondée sur cette psychologie institutionnalise donc l’impossibilité d’apprendre. Sait-on que les micros des amphithéâtres où il était possible autrefois d’enseigner à voix nue permettent aujourd’hui aux étudiants de s’agiter sans gêne ? La notion de bavardage est devenue obsolète. Conséquemment encore, l’architecture ne doit surtout plus fermer l’école et la couper des bruits et des intrusions du monde extérieur. On accuse donc l’école silencieuse abritée du monde de n’être qu’une prison. Un lecteur de Platon ne s’étonnera pas de redécouvrir que le monde est à l’envers, tout sens dessus-dessous.

Politique et apparence
Même désastre en politique. Dans un congrès, chacun peut continuer à parler avec son voisin sans même porter ses regards vers la tribune : la voix de l’orateur est amplifiée et chacun le voit sur un écran. Tout rapport direct entre un homme et un peuple est devenu impossible. La médiation de l’image et du son artificiel donne l’apparence illusoire d’une présence, et leur violence renforce l’illusion et donc l’absence. La rhétorique a toujours été l’art de l’illusion : mais cette fois tout est apparence, aucune présence physique, réelle, d’un homme parlant n’étant requise. Ainsi la télé-gouvernance pourra parfaire la confusion du virtuel et du réel, de l’apparence et de la réalité, qui est l’essence de la politique pratiquée dans la caverne de Platon, où les ombres projetées sont les ombres de marionnettes, elles-mêmes copies d’êtres qu’il faut à leur tour rapporter à un modèle supérieur, etc.
Le contenu des discours doit être essentiellement affecté par la métamorphose de la rhétorique qu’imposent les techniques d’amplification du son. L’orateur n’ayant plus besoin de faire sonner ses phrases, ses rythmes et ses métaphores doivent changer aussi de style. Et comme de son côté le public a perdu l’habitude de suivre les méandres d’une pensée ou d’une argumentation, on ne peut agir sur son auditoire que par impulsions rapides et discontinue, jamais par un long argumentaire. Ne disons plus : « le poids des mots » mais « le choc des mots ».

L’isolement carcéral de masse
Ainsi un phénomène physique entraîne des conséquences intellectuelles, morales, politiques, et sans doute aussi religieuses, car les prêtres dans les cathédrales construites pourtant il y a parfois mille ans parlent aussi à des micros. L’habitude de s’écouter les uns les autres est perdue parce que l’amplification des sons interdit l’attention à la parole d’autrui du seul fait qu’elle empêche d’entendre. Elle produit un isolement réciproque des hommes, qu’ils soient réunis en foules, soumis chacun chez soi au bruit d’appareils à reproduire les sons, ou vivant et dormant avec des hauts parleurs sur les oreilles. On ne s’étonnera pas qu’ainsi baignés dans cette atmosphère assourdissante ils constituent un univers d’atomes, séparés, sans lien possible les uns avec les autres : chacun, seul ou parmi les autres, vit dans une sorte d’isolement carcéral. Cette solitude subie est le contraire de la vraie solitude, retrait de l’homme qui s’interroge. Elle est pathologique et requiert au moindre accident l’écoute des psychologues et des psychiatres impuissants devant un mal qui affecte la conscience dans son essence.

Silence et intériorité
La civilisation est la gardienne du silence qui permet aux hommes de se parler et de la vraie solitude qui, les protégeant de la foule, leur permet de se retrouver. Le silence signifie l’intériorité, c’est-à-dire la possibilité de s’ouvrir au monde et aux autres. La philosophie est l’explicitation de ce beau paradoxe que seule la méditation par laquelle un homme échappe au brouhaha du monde l’ouvre vraiment au monde. Descartes dut s’enfermer pour écrire quelques pages qui firent une révolution. Il commença par douter de tout, y compris de lui-même en tant qu’homme, et découvrit que le doute procède d’une pensée libre capable de se juger elle-même : une pensée habitée par la norme du vrai et donc capable de s’assurer qu’elle ne rêve pas et qu’elle est ouverte au monde.
Parler d’intériorité ne veut pas dire que la conscience, en tant que rapport de soi à soi, est refermée sur elle-même comme une boîte. Dans l’espace, l’intérieur est toujours relatif, il est toujours extérieur par rapport à autre chose, comme une salle, intérieure à un bâtiment, est l’extérieur du sac qui s’y trouve, etc. La métaphore de l’intériorité donne à penser le caractère absolument non spatial de la conscience. Ainsi le rapport à soi de la conscience de soi, recueillement et non dispersion, n’est pas du même ordre que le rapport des parties de l’espace : si proche qu’elles soient, elles demeurent extérieures les unes aux autres et chacune inconsciente d’elle-même. Au contraire l’intériorité est l’ouverture par laquelle la conscience est d’un même mouvement conscience de soi, du monde et des autres. Car seul un être capable de rentrer en lui-même peut dialoguer avec lui-même et, parce qu’il est capable de s’opposer à lui-même, avec les autres.