Pouvoir et opinion

par Jean-Michel Muglioni, le 4 février 2009

 

On annonce tous les dix ou vingt ans que la politique est devenue un spectacle, comme si la lutte pour s’emparer du pouvoir et pour le conserver avait jamais été autre chose. Pourquoi les princes construisaient-ils des palais ? On fait croire que tout a changé pour cacher les ressorts du pouvoir. On change le vocabulaire : communication remplace propagande. L’idéologie de la communication a même passé dans la fin du vingtième siècle pour une philosophie du dialogue.

Qu’est-ce qui fait le pouvoir ?
Toute association suppose l’accord des hommes et donc une communauté de pensée : il faut s’entendre pour coopérer. Les intérêts communs ne suffisent pas à nous unir, il faut aussi que nous ayons la même opinion sur eux et sur la manière de les servir. Celui donc qui sait agir sur les pensées des hommes devient le maître : la politique est affaire d’opinion et de rhétorique. Le pouvoir d’un homme sur les autres repose non pas sur la force, mais sur l’illusion : sa réalité réside seulement dans une apparence, c’est-à-dire dans le regard qu’on porte sur lui. Il ne se mesure pas en puissance de feu, parce que la puissance de feu suppose des hommes unis pour la produire et pour en user. Revenons à l’élémentaire : seule l’union fait la force, la force seule ne peut rien ou plutôt n’est rien. Le règlement militaire dit vrai, la discipline fait la force des armées. L’obéissance, le consentement, est le principe moral et non physique de l’oppression. Qu’un pouvoir totalitaire une fois mis en place, il faille de l’héroïsme pour ne pas obéir, c’est une preuve de plus que son existence dépend de la complicité universelle. Les divisions russes étaient plus puissantes que le pape parce qu’un peuple et autour de lui d’autres peuples croyaient en la nécessité de se battre. Il ne suffisait pas qu’elles soient armées. Le système soviétique s’est effondré quand plus personne n’a plus cru en la révolution d’octobre et que le titre de l’organe officiel du régime, la Pravda, La vérité, a fini par faire rire. Napoléon disait qu’à la longue le sabre est toujours vaincu par l’esprit. Le pouvoir de l’argent repose lui aussi sur le crédit, c’est-à-dire toujours sur la croyance : une société où nul n’a de crédit s’effondre réellement.
Diogène ose demander à Alexandre de ne pas lui faire de l’ombre (1). Epictète rappelle sans cesse aux « cadres » de Rome (2) que leur malheur vient de ce qu’ils désirent des biens qui ne dépendent pas d’eux mais de ceux qui les détiennent et dont ils sont par conséquent les esclaves : changez vos désirs, et dans l’instant César sera impuissant. Epictète ne désire rien de ce que César peut lui donner ; il ne craint de perdre rien de ce que César peut lui prendre ; César s’irrite mais ne peut rien contre lui. Le pouvoir n’est rien pour un esprit libre ni contre lui. Nos passions font le monstre du pouvoir. C’est pourquoi la politique est d’abord une rhétorique qui nous tient par nos espérances et nos craintes.
La notion de pouvoir est une notion confuse. Trop de philosophes croient que le pouvoir a une réalité en soi, oubliant qu’il n’existe que parce qu’on en parle, de sorte que leur discours, et même les plus prétendument critiques d’entre eux, concourent à faire croire en lui et ainsi à le rendre réel : il est comme les fantômes l’objet d’une superstition et comme eux n’a d’existence que par la croyance que les discours savants relaient parfois. Trembler de peur devant un nuage fait paraître un spectre : c’est ainsi qu’on fait le pouvoir du pouvoir. Le pouvoir dépend des pensées des hommes, ou plus précisément de leur manière de penser. Les philosophes des Lumières savaient que pour lutter contre le despotisme il fallait libérer les esprits de la superstition. Mais comment y parvenir ?

Questions platoniciennes
La République de Platon, écrite pour conjurer la tyrannie, culmine dans la distinction de la réalité et de l’apparence. La tyrannie repose en effet sur leur confusion, et tant que nous prendrons l’ombre pour la réalité comme les prisonniers de la caverne, elle l’emportera. On oublie trop souvent l’ironie de Platon. Tant qu’au lieu de s’acheter un lit on se plaît à en faire peindre un sur le mur de sa chambre, on risque de mal dormir : ainsi l’illusion qui fonde la tyrannie est à la vérité comme le lit peint à l’essence du lit dont il n’est même pas la copie, l’image ou l’imitation, mais le simulacre, puisqu’il ne fait que singer l’apparence du lit en bois que le menuisier a fabriqué en ayant l’essence (3) pour modèle. Mais au lieu de comprendre que Platon mesure à quel point la pratique ordinaire de la politique est éloignée du réel, il est convenu de voir là une théorie de la peinture et d’en rire. Et serait-ce encore une ruse du pouvoir, de faire croire que la cité sans simulacres est une utopie ? On ne pardonne pas à Platon d’avoir montré que le tyran est le maître par les apparences dont il est le premier prisonnier, et que par conséquent on ne peut rien espérer de la politique tant que ne gouvernera pas un homme qui sache distinguer l’apparence et la réalité et qui par conséquent refuse le pouvoir. Société totalitaire, dit-on, une cité gouvernée par un philosophe. Mais la tragédie de l’histoire humaine repose sur une contradiction réelle que formule l’idée du philosophe roi ou du roi philosophe, si du moins on comprend ce qu’il faut entendre ici par philosophe : seuls peuvent bien gouverner les hommes qui savent que le pouvoir n’existe pas et qui par conséquent n’en veulent pas pour eux-mêmes. Relisons de temps en temps La République !

Pouvoir spirituel
On retrouve une contradiction comparable dans l’expression « pouvoir spirituel ». Car si Eglise tient les âmes par la terreur de l’enfer, son pouvoir est temporel ou matériel. De même s’il faut que des citoyens croient les discours d’experts qu’ils ne peuvent comprendre, ils doivent renoncer à juger. La technocratie est le gouvernement du pouvoir matériel - celui des ingénieurs qui font marcher l’industrie, eux-mêmes prisonniers des impératifs économiques et financiers. Le seul vrai pouvoir spirituel est celui des savants qui, instruits de ce que l’humanité a compris et parfois capables eux-mêmes de nouvelles découvertes, peuvent instruire les hommes et ainsi les relier et les rallier à l’humanité, liaison qu’Auguste Comte appelait religion de l’Humanité. Par là et par là seulement nous devenons hommes, et cela sans que s’exerce sur nous ce qu’on a coutume d’appeler un pouvoir. Par là au contraire nous échappons à la pression sociale.
Quand donc la finalité de l’école n’est pas d’instruire mais de former des acteurs de l’économie, quand l’instruction est subordonnée à la formation professionnelle, ou même lorsque l’école a pour fonction de faire des citoyens, elle n’est plus qu’un rouage du pouvoir temporel ou matériel. « L’attention s’étant dirigée tout entière vers la partie pratique de la réorganisation sociale, on a été naturellement conduit à cette monstruosité d’une constitution sans pouvoir spirituel, qui, si elle pouvait être durable, serait une véritable et immense rétrogradation vers la barbarie ». Auguste Comte voyait plus clair que ne le laisse penser son optimisme à l’égard des progrès de l’Humanité.

La liberté de la presse comme moyen de gouvernement

« L’opinion gouverne le monde ». Les hommes pensent et leur pensée décide de leur façon de vivre. Il importe donc à qui désire les tenir, de faire l’opinion. D’où l’importance de la liberté d’opinion et d’expression, c’est-à-dire de débat public pour s’opposer aux diverses formes de despotisme : sans la liberté de pensée et de parole, personne ne peut échapper à la superstition. Mais il ne suffit pas que chacun ait le droit d’écrire n’importe quoi dans un journal et puisse épancher sa bile dans des blogs où l’on peut lire ce qu’on avait jusque là coutume d’entendre dans les lieux spécialisés, comme les arènes du football. Les Romains le savaient, laisser les passions s’exacerber est un moyen d’asseoir son pouvoir et leurs cirques remplissaient cette fonction. Une certaine forme de liberté n’est qu’une apparence qui renforce le pouvoir et l’esclavage d’esprit. Si sa liberté dépend de sa manière de penser, on juge un peuple et son régime politique à l’état de la presse, de l’édition et de l’école. Imaginez les médias devenus l’unique fabriquant d’opinion, journalistes et sondeurs travaillant ensemble avec les spécialistes de science politique, l’université et la presse donc confondues. Imaginez qu’il n’y ait plus d’école : les fantômes paraîtraient en grand nombre. La qualité personnelle des hommes, leur bonne volonté n’y pourraient rien.

L’école et le journalisme
Car il y a entre le journalisme et l’instruction une différence qui tient à leur nature respective. Que la presse soit tributaire de ses ventes et le souci de vendre incompatible avec l’exigence de vérité, ce n’est pas essentiel : on objectera avec raison le courage de quelques journalistes. Mais par nature le journalisme n’a pas pour vocation d’apprendre à penser : il ne peut suivre un ordre qui rende compte toujours de l’intelligibilité de ce qu’il expose et qui pour cela fasse totalement abstraction des intérêts et des passions du moment. L’instruction n’est possible qu’à l’abri de l’événement ; le vrai journalisme, le journalisme digne de son nom, traite de l’actualité : il n’est pas fait pour instruire mais pour informer et débattre (4) et l’information ainsi débattue porte et doit porter d’abord sur l’immédiat. Elle ne peut contribuer à la liberté générale que si lecteurs, auditeurs et journalistes sont instruits par ailleurs. Il y a donc entre l’école et le journalisme à la fois une complémentarité et une contradiction, et le journal ne peut venir qu’après l’école.

La trahison de l’école
L’école ayant fait entrer le journal et le bruit du monde dans ses murs, elle a renoncé à elle-même et ruiné sa propre autorité. Développer une analyse, qui suppose une attention de plus d’un instant, fatigue. Le mot d’instruction a quasiment disparu du vocabulaire pédagogique. Une comparaison et une fiction nous permettront de prendre la mesure de ce naufrage. Le développement des moyens de communication les plus rapides et les plus confortables ne fait finalement pas obstacle à l’apprentissage de la marche, et la course demeure une épreuve des jeux olympiques comme dans l’antiquité, quoique courir cent mètres en moins de dix secondes ne présente guère d’intérêt lorsqu’on dispose d’automobiles, d’avions ou de fusées. Au contraire, sous prétexte qu’on dispose de machines à calculer, on ne pratique plus le calcul mental à l’école et Marguerite Yourcenar notait déjà que la petite serveuse du drugstore est incapable de rendre la monnaie sans prothèse. Ainsi les recherches les plus sophistiquées et les plus belles réussites techniques semblent rendre caduque l’idée d’instruction élémentaire. Les enfants répètent que toute chose est composée d’atomes avant de savoir distinguer un minéral et un végétal, si toutefois ils l’apprennent un jour. Des jeunes gens qui n’ont jamais regardé le ciel trouvent en première page d’un manuel de collège que le monde a commencé par le big-bang. Bref les hommes en viennent à penser comme ils marcheraient si l’efficacité des machines qui les transportent avait amené leurs maîtres à leur interdire la marche jusqu’à les rendre incapables de monter dans un véhicule.
L’école a trahi. Les puissances ont aussitôt senti qu’elles pouvaient en faire leur alliée. Aujourd’hui même on envisage de rendre au lycée certaines matières optionnelles, comme si celui qui ne sait pas encore pouvait décider de ce qu’il lui convient d’apprendre : toutes les manipulations sont donc permises. Avatar de 1968 quand, on s’en souvient, il fallait que les élèves décident par un vote quel texte littéraire on allait étudier durant l’année. La nécessité de suivre un cursus balisé dont on ne comprend le sens qu’à la fin définit l’école et s’oppose au journalisme proprement dit, c’est-à-dire à la nécessité de suivre l’actualité dans son désordre essentiel. En outre l’école requiert par nature qu’on fasse pour elle exception à la loi du marché, c’est-à-dire du zapping qui a dévoré les médias eux-mêmes : le marché est maintenant l’unique régulateur de l’opinion. Résumons : l’enfant d’un de mes amis a découvert cette année la télévision à la crèche. Il faut commencer le plus tôt possible le harcèlement des images.

On relira avec profit ce paragraphe de Simone Weil (Oppression et liberté, p.273, nrf Gallimard 1967) :

    "Somme toute, l’histoire humaine apparaît comme un tissu d’absurdités qui non seulement font mourir, mais, ce qui est infiniment plus grave, font oublier la valeur de la vie. Tout se passe comme si une fatalité mauvaise rendait les hommes fous. On se dit pourtant que le rôle joué par ces absurdités doit avoir une cause, et effectivement il a une cause. Il y a dans la vie humaine une absurdité radicale, essentielle, à laquelle on n’aperçoit aucun remède : c’est la nature du pouvoir. La nécessité d’un certain pouvoir est bien réel, parce que l’ordre est indispensable à l’existence, mais l’attribution du pouvoir est à peu près arbitraire, parce que les hommes sont semblables ou peu s’en faut, et la stabilité du pouvoir repose ainsi essentiellement sur le prestige, autrement dit sur l’imagination. Si la raison est ce qui mesure, comme l’expliquait Platon, l’imagination, elle, est étrangère à toute mesure. Traduites dans le langage du pouvoir, toutes les absurdités énumérées ici (5) semblent se transformer en vérités d’évidence. Il était bien malheureux que Pâris eût enlevé Hélène, mais du moment qu’il l’avait enlevé, les Grecs pouvaient-ils supporter cette injure sans donner aux troyens l’impression qu’ils pouvaient tout se permettre en Grèce, sans les provoquer à venir ravager le pays ? Les Troyens, de leur côté, pouvaient-ils rendre Hélène sans inspirer aux Grecs l’envie de venir piller une ville qui donnait une telle preuve de faiblesse ?"

Notes
1 - Diogène aurait dit : « ôte-toi de mon soleil » ; et Alexandre, à qui on demandait pourquoi il n’avait pas immédiatement transpercé Diogène de son épée, aurait répondu à peu près : « il a parlé ainsi parce qu’il est Diogène, je ne l’ai pas massacré parce que je suis Alexandre ». Il arrive que le souci de sa gloire modère la folie d’un tyran. Si non e vero, e ben trovato.
2 - Beaucoup en effet vont écouter ses leçons dans son exil. L’empereur Domitien l’avait envoyé à Nicopolis, ville construite par Auguste en l’honneur de la bataille d’Actium, près de l’actuelle Prévéza.
3 - Pour faire un lit, il faut savoir ce que c’est qu’un lit : « ce que c’est » s’appelle en philosophie l’essence. Le menuisier et son client connaissent cette essence, même s’ils ne savent pas en formuler la notion.
4 - S’il n’y pas un débat sur le sens qu’on donne aux faits qu’on rapporte, il n’y a pas information mais propagande. Si l’on prétend s’en tenir aux faits bruts, on est en pleine idéologie. Au moins faut-il en effet justifier le choix du fait qu’on rapporte, et qu’on met en avant : des milliers d’autres étaient possibles.
5 - Il s’agissait du conflit des ouvriers et de leurs employeurs, et des grèves.