La laïcité et les "valeurs" - I

par Jean-Michel Muglioni, le 24 mars 2009

 

Respect d’estime et respect d’établissement
Pascal demandait à un jeune duc de ne pas prendre le respect d’établissement qui lui était dû pour un respect d’estime, et de ne pas exiger qu’on l’estime pour son rang. Il serait absurde de s’incliner devant Archimède dont on estime l’intelligence et le génie mathématique, de même il est absurde de croire qu’on doive estimer un grand seigneur qu’on salue et devant lequel on s’efface. Faire la révérence n’impose pas de croire que la noblesse est une grandeur réelle. Elle est d’établissement, c’est-à-dire instituée par les hommes et non naturelle. Louis XIV craignait les jansénistes pour des raisons qui n’étaient pas seulement religieuses : les hommes de pouvoir veulent être estimés. La lucidité pascalienne choque toujours. De même on reproche à Descartes son « conformisme ». Or se donner, comme lui, pour maxime d’obéir aux lois et aux coutumes de son pays, c’est distinguer radicalement l’obéissance et l’approbation. Faudrait-il sacraliser le régime politique sous lequel le hasard nous a fait naître ?

Ne pas sacraliser l’ordre
Pascal donc n’accordait à la noblesse qu’un respect d’établissement. Il savait qu’elle n’est pas une grandeur réelle ou naturelle. Pourquoi devrait-on aujourd’hui approuver l’ordre politique, économique et social et croire en ce que ses défenseurs appellent les « valeurs » de la République ? Les décisions prises à la quasi unanimité par un vote m’obligeraient-elles plus que celles d’un roi à tenir en conscience pour sensé ce que je tiens pour absurde ? Une certaine façon de pratiquer la démocratie revient à imposer un respect d’estime à ce qui relève seulement du respect d’établissement. Ainsi l’élection du président de la république au suffrage universel sacralise sa fonction et invite le peuple à se donner un maître. Demandez à des élèves ou des étudiants, demandez à qui vous voulez autour de vous qui est le souverain en France, on vous répondra, c’est le cas depuis plus de quarante ans : « le Président de la République ». Et même un ministre chargé de l’enseignement scolaire trouvait naguère ridicule que parle encore le langage du XVIII° siècle un défenseur de l’idée républicaine qui utilisait l’expression de souveraineté populaire. Etre citoyen français requiert-il donc qu’on renonce à juger de telles mœurs politiques ? Non, il suffit de respecter l’ordre établi, simplement parce que c’est l’ordre établi, d’un respect extérieur, sans aucune estime ou approbation. Et même avec la part de mépris qui convient.

Fonder l’obéissance à la loi sur la reconnaissance de « valeurs » ruine la paix civile
Or il faudrait pour acquérir la nationalité française ou même vivre en France qu’on adhère à ce qu’on appelle les « valeurs » du pays. Que veut dire l’expression « accepter les valeurs fondamentales de la république » ? Ou encore cette proposition, qui figure aussi dans le contrat d’accueil et d’intégration des étrangers : « La France et les Français sont attachés à une histoire, à une culture et à certaine valeurs fondamentales. Pour vivre ensemble, il est nécessaire de les connaître et de les respecter » ? Comme si un Français de naissance avait dû faire pareille allégeance ! Depuis quand l’obéissance aux lois doit-elle être fondée sur des croyances ? Car ces « valeurs » ne sont rien d’autre que ce qu’à un moment donné tels partis ou même l’opinion du plus grand nombre nous disent qu’il faut estimer ou tenir pour précieux. Lorsque les autorités de l’Etat veulent imposer par leur discours et leur attitude un système de « valeurs », elles perdent toute autorité. Il n’y a pas d’ordre public possible si le respect des lois requiert l’approbation de « valeurs ». Qu’arriverait-il en effet si chacun devait fonder son obéissance sur sa croyance en leur valeur réelle ? Le plus grand désordre. Ou bien c’est l’oppression : comment, en effet, savoir ce que croit un homme et s’il y croit sincèrement, puisqu’aucun comportement extérieur ne permet d’en juger ? Il faut l’inquisition pour enquêter sur ses « valeurs ». Imposer à quiconque acquiert la nationalité française d’adhérer à des « valeurs » quelles qu’elles soient, c’est exiger un respect naturel à des grandeurs d’établissement, c’est une injustice. Et c’est du même coup faire du mensonge une nécessité : exiger un acquiescement intérieur « sape [une] constitution politique et la rend incertaine » (1). Kant mettait en ces termes en garde contre la confusion de l’Eglise et de l’Etat. La contrainte n’a aucun sens en matière de croyance religieuse, et ne peut s’exercer légitimement que dans le cadre du droit, qui règle les rapports extérieurs des hommes entre eux et non les consciences. Il sanctionne par exemple le vol, mais il n’a pas à chercher si faisant le juste prix un commerçant agit par intérêt et non par honnêteté : il ne sonde pas les âmes. Telle est aussi la vérité de la laïcité.

La liberté de vivre selon ses propres « valeurs »
Qu’une Eglise, un parti ou une Nation fassent prévaloir ses « valeurs » sur le droit, c’est l’intolérance. La laïcité n’est pas une « valeur » mais ce par quoi la République garantit la liberté de conscience, c’est-à-dire le droit de tout citoyen d’apprécier toute chose selon son propre jugement, pourvu qu’il respecte les lois, ou encore, pour parler le jargon contemporain, le droit d’avoir les « valeurs » qu’il veut. L’un peut se consacrer aux affaires, l’autre à la recherche scientifique ou littéraire, tel autre peut entrer dans les ordres et renoncer aux biens de ce monde. Faut-il que les manuels de philosophie, comme autrefois, défendent les « valeurs » de la famille et enseignent que le célibataire est un être antisocial (2) ? Chacun est libre de croire ce qu’il veut et de participer à un débat sur ce qui vaut quelque chose ou ne vaut rien. Mais la loi ou le pouvoir exécutif ne sauraient imposer des « valeurs ». Par exemple la volonté officiellement déclarée d’apprendre aux enfants à considérer l’entreprise comme une « valeur » est une atteinte à la laïcité (3). Pourquoi ne pas ordonner aux maîtres de leur faire l’éloge de la vie religieuse et de l’ascétisme monacal ? Il y a une cohérence remarquable dans la remise en cause récente de la laïcité, l’apologie de l’argent et la défense des « valeurs ».

Valeur et vérité
Le seul vrai bien est la liberté intérieure du jugement, disaient les stoïciens, car tout ce à quoi nous tenons ne vaut rien si nous ne savons pas en juger. Les défenseurs des « valeurs » appellent « valeurs » ce à quoi ils tiennent, et ils les défendent parce qu’ils savent qu’elles n’existent que par leur « attachement », c’est-à-dire par la force de leurs préjugés. Mais penser n’est pas adhérer à des « valeurs », c’est les soumettre à la critique. Par exemple il y a façon et façon d’entendre le travail, la famille et la patrie, c’est-à-dire de comprendre ce que signifient ces notions. Georges Canguilhem a plus que quiconque respecté le travail ; il était patriote, et autant qu’on puisse connaître la vie privée d’un homme, il a mené une vie de famille ordinaire. En 1940 il a refusé d’enseigner la philosophie dans un lycée, écrivant au Maréchal Pétain qu’il n’avait pas passé l’agrégation de philosophie pour le servir et enseigner travail, famille, patrie. Son acte exemplaire, qui supposait alors un réel courage, ne s’explique pas seulement par les circonstances exceptionnelles. Un homme libre, s’il veut apprendre à penser à ses enfants, refuse de leur inculquer des « valeurs » qui ne procéderaient pas de leur libre jugement. Il tâche d’éveiller en eux l’exigence de vérité. Pascal était un esprit libre, mais il vivait au temps de La Princesse de Clèves.

1 - Kant, La religion dans les limites de la simple raison, III, I° section, I,  AK VI 96.
2 - J’ai lu cela autrefois dans un vieux Cuvillier, qui passait pour un manuel de gauche.
3 - L’ouverture de l’école sur la vie préparait une telle révolution.


La laïcité et les "valeurs" - II

par Jean-Michel Muglioni, le 22 avril 2009

 

Le Contrat d'accueil et d'intégration
Les quelques réflexions que nous avons esquissées sur la laïcité et les valeurs ont été provoquées par la découverte du texte du Contrat d'accueil et d'intégration qu’il est obligatoire de signer depuis le premier janvier 2007 si l’on veut s’installer en France « de façon durable ». On le trouvera sur ce site. Rappelons ce que nous avons déjà cité : le nouvel arrivant doit « accepter les valeurs fondamentales de la république » ou « La France et les français sont attachés à une histoire, à une culture et à certaine valeurs fondamentales. Pour vivre ensemble, il est nécessaire de les connaître et de les respecter ».

Relire Pascal et apprendre le français !
J’en conclus qu’on ne peut vivre ensemble si l’on n’a pas les mêmes valeurs. Ainsi j’ai un ami royaliste, avec lequel j’ai des conversations passionnantes : faut-il que je renonce à son amitié et, pourquoi pas, que je le dénonce comme empêcheur de vivre ensemble ? Tel est le paradoxe de la laïcité républicaine, qu’elle garantit aux non républicains le droit de s’exprimer pourvu qu’ils respectent les lois – d’un respect extérieur qui n’implique de leur part aucune approbation, aucun « attachement » « aux valeurs de la République », aucun « respect » des valeurs auxquelles la France est, depuis peu officiellement, attachée. J’ai donc repris le propos de Pascal : « l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger des grandeurs d’établissement pour les grandeurs naturelles », et j’ai étendu ironiquement ce qui est dit des grandeurs d’établissement de l’Ancien Régime à la République. Certaines pages célèbres méritent d’être relues régulièrement. On pourrait même y apprendre le français, pour ensuite éviter de « rédiger » les textes officiels de la République dans le galimatias des campagnes électorales. Mais il est plus facile d’exiger le français des immigrés.

L’argent et le mérite
La République garantit mes droits. J’ai le droit de vivre en France tout en méprisant ce que le plus grand nombre tient pour des valeurs, ou ce que les partis politiques quels qu’ils soient nous disent d’estimer. Et chacun a le droit d’estimer ce que je méprise. Par exemple, j’ai le droit de considérer que mesurer la valeur d’un homme à son compte en banque est une infamie. J’ai le droit de penser que tous les discours sur le rapport du mérite et de l’argent sont purement hypocrites : une infirmière est-elle payée selon son mérite ? J’ai le droit de penser et d’écrire que les modernes sont incapables de supporter la vérité et ne peuvent vivre qu’en se mentant à eux-mêmes. Les athéniens sachant que leur grand argentier risquait de vider leurs caisses le choisissaient toujours parmi les plus riches d’entre eux, étant ainsi assurés qu’il serait solvable en fin de mandat. Donnons donc de gros revenus aux hommes chargés de manipuler des sommes considérables sur lesquelles ils ne manqueraient pas sans cela de se servir, mais qu’on ne nous raconte pas que cela est dû à leur mérite, à leur talent, ou mieux, à leur courage à prendre des risques ! On ne les paie pas parce qu’on les estime. Ainsi ce qu’on appelle valeur ou mérite n’est généralement qu’illusion et mensonge.

Confusion et distinction des ordres
Le pire est qu’il arrive que des âmes sincères se sentent pour mission de « défendre les valeurs », comme si cela avait le moindre sens. Comme si en outre ce n’était pas aussi absurde que vouloir convertir par la violence un infidèle. Leur illusion est partagée par tous les partisans de l’authenticité qui se plaignent des formules de politesse et de tous les signes extérieurs attachés à une fonction sociale. Ils croient hypocrite de dire « Excellence » à un ambassadeur s’ils ne le jugent pas « excellent » ou se plaignent de devoir respecter ces conventions souvent compliquées. L’illusion ici est double. D’un côté c’est une méprise sur le sens des institutions et du respect qui leur est dû, le respect d’établissement, qui ne suppose aucune estime. Une société où nous ne respecterions un homme chargé d’une fonction que si nous l’estimions serait un chaos universel. S’il fallait attendre que les élèves estiment un professeur pour qu’ils fassent silence dans la classe, jamais un cours ne pourrait avoir lieu. Et si le fonctionnement d’une institution quelconque ne devait reposer que sur la valeur des hommes qui la composent, il n’y aurait pas besoin d’institution. D’un autre côté cette attitude signifie implicitement qu’il faudrait réserver les honneurs aux seuls hommes de bien, ce qui est absurde. Qui s’estime vraiment lui-même se moque de tels honneurs. Et le professeur doit exiger la discipline, jamais l’estime. S’il se trouve qu’il est estimable et estimé, tant mieux, mais c’est une sorte de surcroît qui ne saurait être recherché. On ne peut en même temps vouloir être applaudi et instruire. La folie des hommes consiste à vouloir que la hiérarchie sociale soit une hiérarchie morale : il y a là une sorte de générosité, mais c’est celle des esclaves qui veulent aimer leur maître. Il faudrait que très réellement le chef vaille mieux que les autres ! Comme si l’histoire ne nous éclairait pas assez crûment sur le sujet.
Reprenant Pascal, j’ai donc parlé de la confusion du respect d’estime et du respect d’établissement : faire la révérence devant un aristocrate n’engage pas le jugement. Etait-il plus facile au XVII° siècle de voir clairement ce qui distingue ces deux ordres, s’il est vrai que l’élection du maître ne fait aujourd’hui qu’accroître l’illusion ? Il faut pour comprendre la différence des ordres - respect d’estime et respect d’établissement sont de deux ordres radicalement différents - cette liberté d’esprit qui est d’abord le refus de confondre le spirituel et le temporel. Le temporel demeure extérieur et ne requiert aucune estime. Vouloir que l’obéissance repose sur une approbation et sur la reconnaissance d’une valeur, c’est à la fois remettre en cause la liberté et détruire l’ordre public.

La confusion de la notion de valeur
Mais peut-être l’inflation du terme de valeur tient-elle à la domination du règne de l’argent : le discours défenseur des valeurs remplit le vide de valeurs réelles qui caractérise une société marchande. Le discours sur les valeurs qui submerge la politique depuis plus d’un siècle est purement idéologique. Il faudrait faire l’analyse de cette notion confuse, dont le modèle est la bourse. Mais on m’objectera sans doute que le Contrat d'accueil et d'intégration ne demande pas encore qu’on adore l’argent. Et les Européens, étrangement dispensés de signer ce contrat, sont-ils tenus de respecter les « valeurs de la République » ?


La laïcité et les "valeurs" - III

par Jean-Michel Muglioni, le 9 mai 2009

 

Il est question d’imposer aux maîtres dès la maternelle d’inculquer des valeurs aux enfants. Nous tentons ici une esquisse d’analyse de la notion de valeur, pour montrer quelle confusion règne en la matière. Lorsqu’on dit valeur au lieu de principe, et qu’on envisage de prêcher la morale au lieu d’instruire, parce qu’on est devenu incapable de faire respecter la discipline élémentaire à des enfants en bas âge, que reste-t-il de la République ? Ce changement de vocabulaire passe aujourd’hui inaperçu et des hommes de bonne volonté s’y conforment sans se rendre compte du bouleversement qu’il entraîne.

Le discours politique contemporain est d’une grande confusion, comme si personne ne comprenait plus le sens des mots. Or la République repose sur des principes qui ne sont rien s’ils ne sont pas clairement formulés, « déclarés » : elle est inséparable d’un vocabulaire mis au point au cours des siècles et particulièrement au XVIII° siècle, par Montesquieu, Rousseau ou Voltaire. Il faut relire les discours des révolutionnaires pour voir à quel point ils maîtrisaient la langue française. A la fin du XIX° siècle, les fondateurs de la République avaient suivi la même école, et les textes qu’ils ont rédigés sont de haute tenue. Que dira-t-on dans cent ans ou même dans dix ans des galimatias qui nous servent aujourd’hui de lois ou de directives ministérielles ? « Valeurs de la république », « respecter les valeurs », « connaître les valeurs », « se conformer aux valeurs », « valeur travail » : que signifie cet usage du mot « valeur » dont tout le monde abuse aujourd’hui et d’abord politiques et journalistes ?

L’équivoque du mot valeur
L’expression « valeur d’un tableau » est équivoque, car il peut s’agir de sa beauté, de son prix sur le marché de l’art, ou même du simple attachement qu’on a pour lui lorsqu’on l’a chez soi depuis son enfance, c’est-à-dire de sa valeur sentimentale ou affective. La valeur nutritive d’un aliment est encore autre chose. On parle de la valeur d’une promesse. D’un « vaurien ». Valéry écrivant : « la valeur, c’est ce qui n’a pas de prix », distingue radicalement « la » valeur de toute valeur marchande : ce qui vaut vraiment la peine ne se mesure pas en « froid argent comptant ». L’expression « dignité la personne humaine » désigne la valeur absolue de l’homme en tant que conscience. Ainsi la loi française interdit la vente de quelque partie du corps humain que ce soit. Si le talent a un prix marchand, si tout travail mérite salaire, la valeur absolue de la personne humaine en tant qu’être libre, fin en soi, est d’un autre ordre. Peut-être toute valeur est-elle en effet relative, comparée à la liberté d’un homme (1) et n’a-t-elle d’autre fondement que le jugement par lequel un homme l’élit. Mais quelque conception qu’on puisse avoir de la liberté et du fondement des valeurs, notons d’abord que le terme de « valeur » renvoie à une telle diversité de choses et qu’il est pris en une telle diversité de sens qu’il semble que les valeurs n’aient en commun que leur nom.

Les valeurs comme attachements
Le Contrat d'accueil et d'intégration (2) utilise l’expression ; « les valeurs fondamentales auxquelles les Français sont attachés » et cette fois parler d’attachement donne un sens déterminé au terme de valeur : il désigne alors, et c’est le cas dans d’autres contextes, le lien affectif qui nous fait tenir à quelque chose, comme on dit. La question de savoir si ces valeurs sont illusoires ne se pose pas : on ne se demande pas quelle est la valeur de ces valeurs, seul compte le fait que tels ou tels hommes y croient. Les valeurs ainsi nommées n’existent que par la volonté de leurs fidèles. Galilée pouvait cesser de soutenir devant ses juges que la terre se meut autour du soleil parce qu’il savait que cela ne l’empêcherait pas de se mouvoir. Au contraire, il faut défendre les valeurs, parce qu’elles ne sont plus rien si on cesse de les affirmer. Rien n’est donc plus variable que les valeurs : l’histoire montre que les Français n’ont pas toujours eu les mêmes valeurs, et que sans doute jamais tous n’ont eu les mêmes en même temps.
Prise au sérieux, cette façon aujourd’hui ordinaire de parler de valeurs signifie qu’on ne peut avoir sur la question des valeurs qu’un point de vue subjectif et affectif, hors de propos s’il s’agit de trouver entre les hommes un terrain d’entente. Ce qui n’étonnera guère un lecteur des anciens, puisque le partage entre philosophie et sophistique s’est fait sur la question de savoir s’il était possible de parler de valeur sans d’abord poser la question de leur vérité. Non pas la question de Ponce Pilate, « qu’est-ce que la vérité (3) ? » qui exprime le refus d’examiner, mais la question critique de savoir si ce que nous considérons comme une valeur mérite ou non qu’on y tienne.

La liberté de choix des valeurs
Mais sans même comprendre tous les détours d’une analyse de la notion de valeur, sans même élucider son rapport à celles de vérité et d’être, on peut voir que la liberté de conscience signifie que chacun est libre de choisir ses dieux et ses valeurs : ce n’est pas faire preuve d’incivisme qu’avoir d’autres valeurs que le plus grand nombre et par exemple ne pas reconnaître le critère de l’audimat. Nul n’est obligé (j’entends moralement ou juridiquement) d’être attaché aux mêmes choses, aux mêmes activités, aux mêmes divertissements que son voisin : la République signifie que chacun est libre d’estimer ce qu’il juge estimable. Ce qui vaut pour moi est ce que je juge valoir, et en aucun cas ce qu’une autorité politique ou religieuse m’imposerait de juger comme ayant une valeur quelconque, affective, esthétique, morale. Le propre de la République est de permettre à chacun d’avoir « ses » valeurs : nul n’y est même obligé d’être républicain. « La République est le régime, et le seul, qui assure et garantisse à tous la pleine liberté de conscience et la pleine liberté d’expression, y compris pour ceux qui cherchent à la modifier ou à la détruire (4) ». Si donc la plupart des Français sont attachés à certaines valeurs, nul, pas même français depuis toujours, n’est tenu de les reconnaître. Et le sens subjectif qui est ici donné au terme de valeur exclut qu’on puisse parler de valeurs « fondamentales ». Tout au plus pourrait-on dire : « valeurs le plus souvent partagées ».

Principes et non valeurs de la République
Mais on m’objectera que ces valeurs fondamentales sont les valeurs de la République. Que signifie donc l’expression : « les valeurs de la République » ? « Valeur de la république », au singulier, pourrait signifier que la République est le meilleur régime politique ou du moins qu’elle a une certaine valeur, qu’elle vaut quelque chose. Dans l’expression « valeurs de la République », le pluriel change le sens du terme de valeur et en même temps, ce qui est une des difficultés du français, le génitif objectif « de la République » devient subjectif : on ne parle plus en effet de ce que vaut la république (sens du génitif objectif dans l’expression « valeur de la République ») mais de ce que la République considère comme ayant une valeur (génitif subjectif : c’est la République qui estime ou juge ceci ou cela valable). La liberté, l’égalité, la fraternité dont les noms forment la devise de la République sont aujourd’hui appelées « valeurs » en ce sens. Ainsi le terme de valeur remplace celui de principe. Pourquoi dire valeurs et non plus principes ? Ce changement de vocabulaire passe aujourd’hui inaperçu et des hommes de bonne volonté s’y conforment sans se rendre compte du bouleversement qu’il entraîne. Quelques-uns, il est vrai, parmi les politiques ou les journalistes, et parfois d’abord parce qu’ils maîtrisent la langue française, y sont sensibles (5) et perçoivent qu’il s’agit d’un changement de fond.

Le principe de l’égalité
Qu’entendait-on par principe ? L’égalité est un principe républicain : un régime où les hommes ne sont pas égaux devant la loi, où par exemple le riche ou le professeur peut offrir à ses enfants une meilleure école que le pauvre ou le moins bien placé, n’est pas un régime républicain. Un régime où la liberté d’opinion n’est pas garantie par la loi n’est pas républicain ; par exemple, vouloir interdire les caricatures de Mahomet aurait été contraire aux principes républicains. Ces principes sont les règles fondamentales qu’un Etat doit respecter pour être républicain. Ils sont supérieurs à la constitution elle-même, qui doit leur être conforme pour être républicaine, et il est permis de débattre sur le caractère républicain ou non de la constitution. Mais d’abord le régime républicain signifie que le peuple est souverain, c’est-à-dire que chacun y obéit à la loi qu’il s’est prescrite, de telle sorte que nul n’est soumis aux décisions d’un maitre. La république ne peut donc exister que par les citoyens qui y exercent la souveraineté, étant chacun membre du pouvoir législatif (même lorsqu’ils ne font qu’élire leurs représentants). Le devoir du citoyen est, plus qu’un devoir d’obéissance aux lois, un devoir de critique : obéir aux lois s’impose aussi dans les régimes despotiques, le devoir de vigilance et de résistance est seul proprement républicain. Mais sans même mettre l’accent sur la fonction critique du citoyen, on voit bien que les principes de la République, comme leur nom l’indique, ne sont pas sans conséquences. Une fois qu’ils ont été posés, il en découle des obligations et des devoirs aussi bien pour les gouvernants que pour les gouvernés, et la loi vient s’opposer aux tentatives sans cesse renouvelées de mettre en question l’égalité, de quelque pouvoir qu’elles viennent, qu’il s’agisse du pouvoir de l’argent, d’un clergé, d’une communauté ou de n’importe quelle corporation.

La laïcité et l’école
Ainsi la laïcité est non pas une valeur mais un principe, c’est-à-dire un pilier de la République. Cette métaphore veut dire que si on y touche, le bâtiment s’écroule. Elle est éminemment républicaine en ce qu’elle signifie à la fois que l’Etat n’a pas à régner sur les consciences et qu’il garantit que les Eglises ou quelque puissance que ce soit, médiatique ou économique, ne remettent pas en question la liberté de conscience et ne faussent pas le débat public. Une véritable école laïque se distingue d’une école confessionnelle en ce qu’elle ne régente pas les croyances et ne confond pas instruction et prédication. Sa tâche est donc principalement de préparer les citoyens à leur devoir de critique : apprendre à juger de telle façon qu’ils sachent défendre jalousement leur liberté. Lorsqu’à ses débuts elle préparait la Revanche (6), elle manquait à sa vocation : l’école républicaine n’a pas à inculquer des valeurs.

Les Français ont-ils toujours été républicains ?
Lorsque le Contrat d'accueil et d'intégration parle des valeurs fondamentales auxquelles les Français sont attachés, peut-il s’agir des valeurs de la République confondues avec ses principes ? Il arrive certes que les textes officiels contiennent de pieux mensonges. Si les Français avaient été attachés à la République tous les jours depuis 1871, l’histoire universelle en eût été bouleversée. Dire valeurs au lieu de principes, c’est mettre sur le même plan des choses de nature différente : les principes devenus valeurs perdent leur rang de principes, et donc ils cessent d’obliger. Mais inversement on érige en principe des valeurs qui sont seulement les « attachements » de quelques Français (même très nombreux, là n’est pas la question) parce qu’on voudrait qu’elles obligent. Pour quelques-uns de ceux qui disent valeurs au lieu de principes, le changement de vocabulaire ne procède sans doute pas d’une volonté de dénaturer l’idée républicaine. Mais d’autres savent très bien ce qu’ils font : ils ont la volonté d’imposer leurs valeurs à leur pays et même d’en définir l’identité par ces valeurs. Le premier Ministre français a récemment énoncé cette vérité, lors d’une réunion des partis de droite européens : ce que nous avons en commun, a-t-il dit, ce sont des valeurs. Il ne croyait pas si bien dire. Les droites se distinguent des gauches par des valeurs en effet, c’est-à-dire ne sont pas attachées aux mêmes choses, ou n’ont pas les mêmes priorités. Et cette façon de parler convient assez bien aux gauches, qui elles aussi ont parfois des valeurs communes, plutôt que des principes républicains.

Nul ne peut obliger quiconque à respecter « ses » valeurs
De là encore l’expression « respecter les valeurs » qui ajoute à la confusion de la notion de valeur l’incompréhension ordinaire de la notion de respect. La notion de respect n’est pas confuse, comme celle de valeur, mais elle est généralement méconnue (7). Il m’a semblé que cette incompréhension d’un terme pourtant parfaitement français rendait mon propos sur la laïcité et les valeurs totalement inintelligible à certains : respecter les valeurs signifierait, m’a-t-on dit, la même chose qu’obéir aux lois. Et certes, « respecter les pelouses » ou « respecter un règlement » n’implique pas qu’on ait pour la pelouse ou le règlement le respect qu’on doit à un grand esprit qu’on estime ou au dieu qu’on adore, et donc le terme de respect peut désigner un respect extérieur qui n’implique aucune approbation ni aucun amour. Par exemple on peut payer ses impôts tout en considérant que le régime fiscal est injuste. Mais que peut bien vouloir dire l’expression « respecter une valeur » ? Il ne peut plus être question ici d’un respect seulement extérieur, mais de la reconnaissance de la valeur de ces valeurs : le Contrat dont nous avons parlé demande bien à ses signataires (qui heureusement n’en tiendront pas compte) de considérer comme des valeurs les valeurs auxquelles on leur dit que les Français sont attachés. Si l’on voulait dire que vivre en France implique qu’on respecte les Français qui croient en de telles valeurs, quoique soi-même on ne les reconnaisse pas comme des valeurs, il s’agirait seulement de respecter la liberté d’opinion et la liberté de culte, mais non de respecter les valeurs qui sont ainsi exprimées. Un athée républicain est prêt à défendre le droit d’un catholique à confesser sa foi et à honorer son dieu, mais cela ne l’oblige en rien à reconnaître que ce dieu existe, qu’il est adorable et que les valeurs chrétiennes sont des valeurs (8). Ainsi obéir aux lois de la République française n’implique aucune forme de respect pour ce qu’en France tels ou tels Français appellent des valeurs. Telle est la confusion où conduit le changement de vocabulaire : la substitution de valeur à principe. Vouloir imposer le respect des valeurs de la République et de ce à quoi les Français sont attachés, c’est imposer qu’on partage leurs croyances, c’est imposer qu’on reconnaisse que ce qu’ils disent valoir quelque chose vaut quelque chose. On en trouve une preuve dans l’affirmation selon laquelle celui qui s’installe en France le choisit et donc doit aimer la France, etc. Remplacer principe par valeur fait disparaître l’universalité des principes républicains et confondre républicain et national, civisme et nationalisme, la rationalité critique au fondement de l’idée républicaine et l’appartenance affective au groupe. Bref, c’est nier ce qui fait la spécificité de la république et son universalisme.

Qui aime bien châtie bien
Né en France de parents français, je n’ai pas moi-même choisi d’être français, pas plus que mes amis allemands n’ont choisi de naître allemands. De même la plupart des immigrés n’ont pas choisi de quitter leur pays pour trouver de quoi se nourrir ailleurs, et quand ils viennent de nos anciennes colonies, ils n’ont pas eu à choisir la France plutôt qu’un autre pays riche. Ainsi l’impropriété du vocabulaire n’est pas seulement une faute de français, elle est l’expression de la mauvaise foi. Nul n’est dans l’obligation en France d’aimer la France et de reconnaître que ce qu’on y aime, ce qu’on y prise, est digne d’amour et d’estime. Il est vrai qu’on peut appeler amour de son pays la résistance contre ce qu’on y trouve de haïssable et la volonté d’en changer radicalement la politique, mais les politiques qui voudraient que tous les étrangers s’installant en France aiment la France veulent-ils en faire des résistants ? Un citoyen a pour premier devoir de combattre ce qu’il juge contraire à l’idée qu’il a de la République, mais cette idée, unique objet d’une réelle instruction civique, est une exigence et non pas un ensemble de croyances, encore moins un agglomérat d’opinions mesurables par sondage. Il n’y a plus de République le jour où l’on détermine les valeurs des Français selon les méthodes qui permettent de savoir quel type de marchandises il faut mettre sur le marché pour s’enrichir. Alors en effet, au lieu d’être une tâche, la citoyenneté n’est plus que le fait de partager des préjugés communs. Que fera-t-on le jour où un sondage, au lieu de découvrir que les Français veulent du travail et de l’égalité, révèle qu’ils désirent être payés à ne rien faire ou refusent l’idée républicaine d’égalité ?

Le citoyen contre les pouvoirs
Je me demandais ce que signifie l’inflation du terme de valeur – au pluriel – dans le débat public : il signifie la perte du sens de l’exigence républicaine. C’est que le devoir de critique est rude et demande une vigilance de tous les instants, celle de ce qu’Alain appelait « le citoyen contre les pouvoirs ». Il importe ici d’écrire pouvoirs au pluriel, car il ne s’agit pas seulement d’exercer son contrôle de citoyen envers les détenteurs provisoires du pouvoir politique, mais de s’opposer à toutes les formes de pouvoir qui peuvent remettre en question la liberté et l’égalité, à quiconque dans ses fonctions abuse de son pouvoir, car même un gardien d’immeuble qui tyrannise une cage d’escalier est un pouvoir. Voilà pourquoi un républicain n’est pas anarchiste – j’entends au vrai sens du terme. L’anarchisme repose sur l’idée vraie que tout homme abuse du pouvoir dont il dispose de sorte que donner le pouvoir à un homme pour mener la politique d’un pays, c’est se donner un maître. Croire qu’en supprimant le pouvoir en question, on mettra fin au despotisme est une illusion fondée sur l’oubli que chacun est despote à sa manière en ménage, ou dans ses fonctions, même les plus humbles, et que sans l’existence d’un pouvoir institué, les pouvoirs ne manqueraient pas de s’exacerber les uns contre les autres. Il faut donc à la fois l’institution d’un pouvoir exécutif auquel l’obéissance est obligatoire et la vigilance la plus grande envers lui et envers toutes les autres formes de pouvoir, ce qui requiert que l’exécutif soit subordonné au législatif, c’est-à-dire au peuple souverain, et que chaque citoyen cesse d’adorer les pouvoirs quels qu’ils soient.

En guise de conclusion
Je me souviens d’un sujet de baccalauréat tombé, il y a plus de quarante ans : qu’est-ce qu’un bon citoyen ? Le professeur de philosophie nous voyait perplexes. Lui-même avait été résistant - nous le savions parce qu’une seule fois il nous en avait parlé, pour nous faire comprendre que vaincre sa peur n’est pas cesser d’avoir peur. Il nous dit seulement : « le bon citoyen, c’est le mauvais ». Réponse socratique. L’instruction civique apprend à être incommode. Maintenant qu’il est devenu officiellement impossible de faire respecter, même avec les enfants en bas âge, la discipline la plus ordinaire, au point que les tribunaux (9) s’en prennent aux maîtres qui se défendent comme ils peuvent, faudrait-il, sous prétexte de la rétablir, parce qu’on en voit les conséquences dans les comportements jusque dans la rue, mettre en place une prédication prétendument civique ? Nos médecins voient le mal, mais, se méprenant sur sa nature, ils prescriront une nouvelle fois comme remède ce qui depuis des décennies détruit le malade. Le pédagogisme (10) ayant imposé aux maîtres de renoncer à l’instruction sous prétexte de motiver, il ne lui reste plus maintenant qu’à inventer l’éducation civique pour combler avec des valeurs le vide qu’il a créé et interdire ainsi tout sursaut civique.

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Note sur la valeur travail
Les candidats à un concours ne sont généralement pas en état de comprendre l’ironie des questions qui leurs sont posées. Lorsque l’un d’eux qui passait en dernier, vers 19 heures, choisit il y a trois ans de s’entraîner sur le sujet tombé l’année précédente au concours de l’Ecole Normale Supérieure : La fin du travail il n’avait pas le moins du monde envie de rire. Selon une convention aussi indéracinable que stupide, il s’est cru obligé de dire que le sujet était d’actualité et donnait lieu à un débat entre d’un côté les détracteurs du travail, qui veulent sa fin, parce qu’il aliène l’homme, et de l’autre ses défenseurs, qui soutiennent qu’il fait la dignité de l’homme et qu’il est une valeur. Je résume. Je n’ai bien compris qu’après l’avoir interrogé, une fois son exposé terminé : les partisans de la fin du travail, c’était la gauche, c’est-à-dire les marxistes, et les amis du travail, les libéraux. Le jeune homme n’a commencé à se réveiller que lorsque je lui ai demandé si la CGT était le syndicat de l’arrêt de travail. Le T de CGT lui était inconnu et il a très honnêtement avoué n’avoir jamais ouvert un livre de Marx. Mais le délire d’un étudiant ne le juge pas, puisqu’il est là pour apprendre et s’en délivrer. Celui-ci répercutait le discours ambiant sur un sujet sur lequel il n’avait rien appris. Ce genre d’épreuve est une occasion pour l’examinateur de s’instruire par une sorte d’expérience idéologique à laquelle la lecture de Platon ou d’Aristote en effet ne l’habitude guère. J’ai compris ce jour là ce que signifiait dans le discours médiatico-politique l’expression « valeur travail » : le refus de la réduction du temps de travail. Je me souvins alors qu’au temps du Front populaire les congés payés étaient mis sur le compte de la paresse ouvrière.
Qu’entendre en effet par « valeur travail » ? Cette expression sonne mal en français. Elle ne signifie pas que le travail a de la valeur – que par exemple tout travail mérite salaire – ni que le travail est créateur de valeur (les produits de la nature eux-mêmes ne peuvent en effet nous être utiles que grâce au travail des hommes). Ceux qui font usage de cette expression veulent dire que le travail est une valeur – et par exemple un organisme officiel nous dit que la grande majorité des Français considère le travail comme une valeur. Est-ce une manière maladroite de dire que chacun tient à son travail et que le chômage, même compensé par des allocations, coupe de toute vie sociale et va jusqu’à déshabituer de suivre des horaires ordinaires ? Que généralement, être « assisté » sans rien avoir à faire démoralise ? Le travail est comme tel une discipline sans laquelle il est difficile pour un homme de se tenir debout. Le travail, comme  emploi, répond au désir de reconnaissance qui fait que l’on ne ne supporte pas de se sentir inutile ou du moins de paraître inutile aux yeux des autres. Il y a certes là du vrai. Si les aristocrates de l’ancien régime ignoraient ce sentiment, les moralistes disaient déjà que l’oisiveté est la mère de tous les vices et que se donner de la peine finit un jour par être récompensé, au moins au paradis. Ainsi, avec la « valeur travail », il est convenu de louer l’effort. Même si la médaille du mérite ou tout autre hochet contribue à lutter contre la paresse, la reconnaissance de la nécessité du travail et de sa fonction sociale essentielle n’implique nullement en elle-même de tels discours moralisateurs. Pourquoi donc parler du travail comme d’une valeur ? Que signifie ce genre de prédication ? On voit en tout cas qu’il ne s’agit pas de l’idée marxiste selon laquelle l’humanité se réalise par le travail, c’est-à-dire par la transformation de la nature, par les conditions matérielles d’existence qu’elle se donne. J’ai entendu un médecin, fort aisé, se plaindre de devoir travailler plus de cinquante heures quand sa secrétaire s’arrêtait quinze heures plus tôt. Quelle inégalité ! Il y a une jalousie des plus riches à l’égard des plus pauvres.
On comprendrait que des patrons, sachant que la production de leur entreprise dépend du travail de leurs salariés, fassent l’apologie du travail. Il y a une noblesse du travail bien fait. Mais le jour où le travail n’est plus qu’un moyen de s’enrichir, l’essentiel n’est pas qu’il soit bien fait. Il est trop manifeste que la richesse des hommes n’est pas proportionnelle à la qualité de leur travail et que, pour « gagner plus », « travailler plus » ou mieux n’est pas d’un grand secours.

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  1. Cf. Kant Fondements de la métaphysique des mœurs, II, AK IV 434 sq.
  2. Voir l'article précédent La laïcité et les «valeurs» - II
  3.  Evangile selon saint Jean, 18,38.
  4.  Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, Gallimard 1982 p.503 sq.
  5.  François Bayrou utilise le terme de valeur dans le sens que nous refusons ici, mais il écrit aussi que cette façon de parler ne le satisfait pas et que ce terme l’agace lui-même lorsqu’il l’emploie. Abus de pouvoir, Plon 2009, p.38. Cf. aussi Guy Konopnicki, La banalité du bien, Hugo & Cie, Paris 2009, p.133.
  6.  Pour reprendre à l’Allemagne l’Alsace et la Lorraine perdues en 1870.
  7.  On lira sur ce point ce qu’écrit Edith Bottineau dans ce blog : D'un prétendu "droit au respect"
  8.  Autre exemple : citoyen d’un Etat libre, je peux juger immoral le boursicotage sans que cela me donne le droit de m’opposer à quiconque joue en bourse dans le cadre de la loi. Je n’ai pas à ériger un jugement moral en loi pour les autres, et ceux-ci n’ont le droit de faire enseigner dans les écoles que jouer en bourse ou faire marcher le système capitaliste est une valeur.
  9. Voir l'article d'Edith Bottineau-Fuchs : Petit fripon deviendra grand.
  10. Le règne du pédagogisme est lié à l’oubli de l’idée d’instruction, c’est-à-dire d’instruction élémentaire – c’est un pléonasme. Instruire, c’est apprendre selon un ordre qui va du connu à l’inconnu de telle sorte que tout esprit puisse avancer par ses propres forces. C’est le contraire de recevoir sans comprendre un pseudo savoir. C’est commencer par le b, a, ba. Faute de quoi en effet seuls les plus doués s’en tirent, ou ceux qui par chance trouvent de l’aide en dehors de l’école. Aussi enseigner est-il difficile et suppose-t-il une maîtrise réelle du savoir : le vrai maître ou le vrai professeur, de quelque contenu qu’il traite, ne doit rien présupposer de connu de ses élèves, en dehors de ce qu’il énonce lui-même dans la classe, de façon à ce que la progression soit le plus rationnel possible et ainsi accessible à tous. L’idée d’instruction, dont on voit qu’elle repose sur une certaine idée du savoir, est par elle-même égalitaire, je veux dire républicaine. Et les rigueurs de sa méthode suffisent pour former les esprits sans qu’il soit besoin par-dessus le marché de leur dire où sont le bien et le mal.
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