Réflexions sur un article de Philippe Bilger
par Jean-Michel Muglioni, le 24 avril 2009
Les interventions de Philippe Bilger sont parfois de salubres rappels du droit. Ainsi un article publié sur Marianne 2 le 7 avril dernier, qu’il disait écrire en magistrat, rappelait la nécessité d’obéir à la loi, après les violences récentes (1), séquestration de patrons, incendie d’un hôtel, etc. qui remettent en effet en question l’ordre public. Il est vrai que si une partie de la population se considère en droit de répondre par la violence à ce qu’elle tient pour la violence du capital, du pouvoir, ou même d’un voleur (par la légitime défense), l’état de droit est remis en cause. Sans même revenir sur la question très complexe du droit de résistance, on voit que si chacun se fait juge du bien-fondé ou non de son respect des lois et de l’ordre public, il n’y a plus de paix civile.
Mais cet article fondait le refus de la violence sur un tout autre argument. Les « violences des ouvriers et des manifestants » seraient « injustifiables dans une démocratie », comme le dit le titre de Marianne 2. Ce serait, je cite cette fois Philippe Bilger, des « comportements dans tous les cas inqualifiables, à partir du moment où la République offre encore d'autres exutoires à la révolte que ces violences ». J’avoue ne pas comprendre. Le suffrage universel, l’institution judiciaire, le droit syndical, etc. seraient-ils des exutoires à la violence ? Je n’ose le croire. La suite est fort claire : « Qui peut oser soutenir que nos sociétés démocratiques sont à ce point malheureuses et désespérées que la politique du pire, le pire de la politique deviendraient presque inéluctables ? Qui irait jusqu'à affirmer que la violence, certes, n'est pas justifiable mais qu'après tout, comme il y a l'angoisse et la frustration, il faudrait la comprendre et la percevoir comme une conséquence de la détresse sociale et d'un monde capitaliste devenu fou ? ».
Fonder ainsi le refus de la violence sur un jugement porté sur les institutions, leur fonctionnement et la situation du pays, ce n’est pas parler en magistrat, c’est exprimer l’opinion d’un citoyen. Et certes la liberté d’opinion étant garantie par la loi, il peut publier cette opinion. Mais cet argument, si du moins on le prend au sérieux, fait dépendre le respect des lois et de l’ordre républicain en général du jugement porté par les citoyens sur la situation politique de leur pays. Ecrire que nos sociétés ne sont pas assez malheureuses et désespérées pour justifier la violence, c’est admettre que les juger malheureuses et désespérées justifie la violence. Si l’argument est valide, juger la situation inacceptable donne le droit de séquestrer un patron ou d’incendier un hôtel. Or c’est précisément ce que Philippe Bilger appelle l’idéologie des casseurs.
Un citoyen français a tout à fait le droit de considérer que la situation n’a rien de dramatique. Pour moi, dont un ami, par exemple, employé de quarante ans, ne peut manger qu’une fois par jour étant donné son salaire « minimum », j’ai un autre avis et j’en ai le droit. J’ai le droit de dire que je ne suis pas fier de mon pays lorsque j’en parle avec des amis étrangers. Il arrive par exemple qu’entre Français et Italiens nous fassions des concours de honte sans pouvoir nous départager. Mais nous ne mettons pas le feu aux hôtels ni ne séquestrons des patrons. L’argument de Philippe Bilger risque de nous en donner l’idée, puisqu’il fonde l’obligation de ne pas le faire sur l’aveu que la situation est somme toute acceptable. Or nous la tenons pour inacceptable et nous en avons le droit.
Ressasser : « nous sommes en démocratie, donc nous n’avons pas à user de violence » est proprement révoltant, et l’élection d’un président de la république au suffrage universel n’y change rien, quand même il aurait l’appui de tout un peuple. Les uns donc promettent des lendemains qui chantent, et justifient toutes les violences, pour, une fois au pouvoir, ne plus permettre à personne de se révolter. Les autres font comme si le régime politique en place ne pouvait pas soulever une indignation et une colère légitimes. Ils finiront ainsi par soulever des passions violentes à force d’ignorer qu’il faut beaucoup de vertu pour n’exprimer que par des discours la fureur qu’ils font monter en nous. Qu’il y ait aussi des « casseurs » dont le sort de l’humanité est le dernier des soucis ne change rien à la question. Que des politiques souhaitent le chaos pour en tirer parti est une autre affaire, et nul ne sait à l’avance ce qui peut sortir de semblables explosions de violence. On se demande même si le pouvoir en place ne compte pas lui aussi sur le désordre pour retrouver une légitimité et s’il ne s’évertue pas à nous indigner pour nous faire perdre patience.
Oui, « ce qui s'est passé est une honte (2). Clairement, une défaite de l'ordre républicain et une victoire de la barbarie qui, pour être juvénile, n'en était pas moins incontestable. » Mais les raisons de Philippe Bilger contribuent à justifier – je dis bien à justifier – ce que certains des politiques qu’il cite ne faisaient qu’expliquer ou comprendre. Soutenir qu’il faut rester tranquille pour cette raison que la situation n’est pas assez grave, c’est faire du respect de l’ordre républicain une question d’appréciation personnelle et non de principe. Si l’on ne juge pas la situation comme Philippe Bilger, alors la violence est légitime de son propre point de vue. C’est être révolutionnaire que soutenir comme lui qu’il y a des injustices qui donnent le droit (au sens strict du terme) de se révolter. Mais si pour renoncer à la violence il fallait attendre la fin des injustices et des malheurs insupportables, il n’y aurait toujours pas de droit. Et l’on sait que les peuples finissent par se révolter si leurs gouvernants se moquent de ces injustices.
1 - Rappelons que l'article de P. Bilger a été écrit immédiatement après le sommet de l'OTAN à Strasbourg début avril, où l'on a vu un quartier de cette ville livré aux casseurs [Note de l'éditeur].
2 - Voir la note précédente.
|