par Jean-Michel Muglioni, le 5 juin 2009
La liberté d’opinion comprend la liberté de critique
La liberté d’opinion ne signifie pas que toutes les opinions sont respectables, mais que chacun doit pouvoir s’exprimer publiquement, que ses propos plaisent ou non aux puissants, aux prêtres ou à quiconque. Chacun doit pouvoir participer au débat public et donc accepter la contradiction. Socrate désirait qu’on le réfute. La liberté d’opinion comprend par essence la liberté de critique : « Notre siècle, disait Kant en 1781, est proprement le siècle de la critique à laquelle tout doit se soumettre. La religion par sa sainteté et la législation par sa majesté veulent ordinairement s’y soustraire. Mais alors elles éveillent contre elles un juste soupçon et ne peuvent prétendre à ce respect sincère que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen. » (1)
La tolérance sceptique est le refus du dialogue
Nous ne sommes plus au siècle des Lumières. La plupart croient que toutes les opinions ont un droit égal à être exprimées parce qu’elles se valent toutes, ce qui ruine tout droit de les critiquer. Ne peut en effet examiner au lieu de croire en aveugle, qu’un esprit capable par nature de voir clair, et donc de distinguer la vérité et l’erreur : toute opinion ou toute croyance est pour lui par principe susceptible d’être remise en cause et considérée comme fausse – ou même méprisable. Si toutes les opinions et toutes les croyances se valent, aucune n’est erronée, et l’idée de libre examen n’a plus de sens. Toute discussion devient vaine : à chacun sa vérité, comme on dit ! L’idée même de vérité est abolie : deux hommes disant le contraire l’un de l’autre ont également raison, pourvu que chacun se croie dans le vrai. Deux avis opposés coexistent sans que la contradiction éclate et que le dialogue s’instaure qui force chacun à sortir de sa subjectivité.
Lorsque la liberté d’opinion n’a plus pour fondement la volonté de rechercher la vérité en commun, mais la renonciation à la vérité, réfuter une opinion n’a pas plus de sens de que de dire à un homme qui n’aime pas tel mets qu’il est dans l’erreur. Il est vain alors de chercher à obtenir par des raisons que le malade qui trouve le vin amer reconnaisse qu’il est doux. Chacun reste enfermé en lui-même : étrange tolérance, cette coexistence des hommes sans communication réelle entre eux. Chacun tolère que les autres pensent différemment de lui sans qu’un accord soit envisageable, sinon sur le fait que tous doivent vivre ensemble malgré leur désaccord. Ce consensus est le contraire d’une véritable entente.
Quand toute critique est un sacrilège
Si une opinion doit être respectée, la critiquer est un sacrilège : c’est porter atteinte à celui qui la professe. Toute mise en question d’une croyance est vécue très sincèrement par le croyant comme une attaque personnelle. Vouloir délivrer un homme d’une erreur est un crime pire que le vol, car c’est le déposséder de lui-même. Et comme les opinions qu’on croit les plus personnelles sont généralement celles du groupe au sein duquel on vit, chaque communauté considère la critique comme une agression et porte plainte. Les tribunaux sont donc appelés à condamner quiconque exerce le droit de critique. Ainsi, ce qui est aux yeux des croyants un blasphème une fois reconnu comme tel par le droit, on en arrive au même point que dans les régimes théocratiques. Il est dans la nature des choses que le relativisme et le fanatisme religieux s’en prennent aujourd’hui ensemble aux Lumières.
Le refus d’apprendre
Alors partout, à l’école ou dans la rue, sur toute chose, en matière de goût, en politique, la moindre croyance est une opinion qui compte, c’est-à-dire qui est comptée ou collectée dans un sondage ; mieux, chacun doit avoir une opinion, parce qu’étant homme et libre, il est l’égal des autres, de sorte que la distinction entre le savoir et l’ignorance est contestée au nom de l’égalité démocratique. Alors chacun est sommé de ne jamais s’instruire avant de juger. Apprendre porterait atteinte à la liberté d’avoir son opinion bien à soi, à l’abri de toute critique. Les maîtres d’école perdent toute autorité dans un monde où la tolérance est fondée sur la renonciation à la vérité et à la critique. Les directives officielles imposent qu’on demande leur avis aux élèves avant de les instruire. Le cours magistral est proscrit. Celui qui par malheur s’imagine qu’une opinion non informée est vide passe pour prétentieux : c’est un dictateur. Son savoir n’est qu’un instrument du pouvoir.
Le retour du religieux
Le relativisme est un nihilisme : tout se vaut ; il n’y a plus d’échelle des valeurs et donc plus de valeur. La distinction du beau et du laid n’a plus cours, pas plus que celle de l’honorable ou du honteux. La vulgarité règne sans pouvoir être dénoncée. Non seulement les prêtres saisissent l’occasion qui leur est offerte de faire passer à nouveau la critique pour un sacrilège et la caricature pour un blasphème, mais les dérives sectaires sont inévitables. Lorsque le sens de la critique est perdu, en effet, la crédulité et la superstition fleurissent, et le premier gourou venu séduit.
1 - Préface de la 1° édition de la Critique de la raison pure, 1781, Traduction Patrice Henriot, Hatier.
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