Maîtrise et servitude :
Sardanapale et son peuple

par Jean-Michel Muglioni, le 12 juin 2009

 

Les hommes ne vivent pas de la même façon selon qu’ils conçoivent la liberté comme pouvoir de satisfaire leurs désirs ou comme maîtrise de soi : leur sort dépend de leur philosophie de la liberté. Retrouvons pour le comprendre le sens du paradoxe platonicien selon lequel le tyran, qui peut tout sur les autres, est un esclave parce qu’il ne peut rien sur lui-même.
Il est convenu de disqualifier les philosophes de l’Antiquité parce qu’ils n’ont pas lutté contre l’esclavage et l’ont même accepté sans remords. Généralement l’accusateur vit très au chaud dans un pays dont l’économie suppose, outre l’oppression du tiers monde, celle d’un assez grand nombre de ses voisins. Mais notre propre lâcheté devant les injustices par lesquelles notre monde égale au moins l’ancien ne justifie pas celle de nos prédécesseurs. Voyons donc s’ils ont été dupes de l’esclavage qu’en effet ils n’ont pas combattu, c’est-à-dire si leur pensée est « esclavagiste ».
Aristote, le plus mal vu des Anciens sur la question de l’esclavage, disait que Sardanapale et beaucoup d’hommes de pouvoir sont des esclaves prisonniers de faux biens, et que par leur exemple ils corrompent le grand nombre. Il y a donc deux sens du terme esclave : le sens ordinaire, qui désigne les esclaves par opposition aux citoyens, appelés hommes libres, et le sens figuré : en ce sens les maîtres peuvent être plus esclaves que leurs esclaves. Comment cet étrange renversement se produit-il ?

L’isonomie
Le mot « liberté » désigne à Athènes non pas seulement le statut de l’homme libre par opposition à l’esclave, mais la liberté du citoyen dans le cadre de l’isonomie, égalité dans le partage du pouvoir, par opposition à la soumission des sujets d’un despote comme le Grand Roi chez les Perses. Les Athéniens en sont fiers. Dans la cité (polis, en grec) composée de citoyens (politès en grec), l’autorité des magistrats est d’un autre ordre que le pouvoir despotique. Chaque citoyen est tour à tour gouvernant ou gouverné et n’est jamais ni maître des autres ni esclave d’un maître. Certes, ces citoyens ont des esclaves, mais au moins quelques hommes échappent à la servitude. Cette révolution qui donne son sens au mot politique est inséparable d’une révolution dans la conception de la perfection humaine : la vie du tyran cesse d’être un idéal et bientôt le tyran sera qualifié d’esclave (1).

L’intériorisation de la relation maître-esclave
Dire du maître (celui qui a des esclaves, despotès en grec, dominus en latin) qu’il est esclave s’il n’est pas maître de lui-même, c’est, par analogie avec la relation de maître à esclave, relation entre deux hommes, concevoir une relation intérieure entre soi et soi. Cette intériorisation de la relation sociale requiert donc une justification d’ordre logique, puisqu’il semble contradictoire d’affirmer qu’il y a à l’intérieur d’un seul être une relation qui requiert deux êtres : n’est-il pas absurde de dire du même être qu’il est à la fois maître et esclave ? Celui qui est maître de lui-même est par là même en effet son propre esclave, et inversement celui qu’on dit esclave étant esclave de lui-même est son propre maître. Une argutie logique permet ainsi de refuser qu’on accorde un sens à l’idée de maîtrise de soi et de sagesse. Platon la prend au sérieux et pour y répondre formule dans La République (2), pour la première fois sans doute, ce qu’on appellera le principe de contradiction.
Un habile sophiste nous réfutera d’autant plus aisément que cette intériorisation de la relation renverse sa signification première, puisque le despote devient esclave. Cette inversion des valeurs trouve son expression la plus forte dans le Gorgias de Platon où Socrate soutient que le faible injustement spolié et torturé est plus heureux que son bourreau. Le terme de maîtrise garde sa signification laudative, celui d’esclave son sens péjoratif, mais la « maîtrise » ou la domination exercée par les désirs est prise en mauvaise part : la subir est servile, au contraire il y a de la noblesse en celui chez qui la raison est maîtresse. Ce qui révolte les amoureux du pouvoir. Ils ne manqueront donc pas de dire que la raison est despotique parce qu’elle bride la spontanéité des désirs. Ainsi les sophistes opposent la nature et la loi : il est en effet assez banal de prétendre que la vie en société impose aux hommes de renoncer à leurs désirs.

Socrate et Calliclès
Platon, reprenant une vieille tradition, distingue en nous la part raisonnable et la part désirante, et il justifie l’expression grecque courante « être plus fort que soi-même (3) » qui correspond à notre « maître de soi ». Un homme est fort lorsqu’il vit selon ce que la raison lui dit être le meilleur, la part raisonnable l’emportant sur la part désirante, il est faible lorsqu’il est incapable de suivre sa raison et que ses désirs l’emportent. L’objection d’ordre logique tombe : l’introduction de deux termes, puis, nous le verrons, de trois, permet l’intériorisation de la relation de maîtrise et de servitude.
Mais la question d’ordre moral demeure : pourquoi vaut-il mieux vivre selon la raison que selon des désirs sans règles, comme le revendique Calliclès dans le Gorgias ? Pourquoi admettre avec la manière de parler ordinaire des Grecs qui est encore la nôtre qu’obéir à sa raison, c’est être fort, et que suivre ses désirs, c’est être faible ? Cette dissymétrie rend Calliclès furieux : quand la raison l’emporte, il y aurait force, tandis que si les désirs l’emportent, il y aurait faiblesse ? N’est-ce pas exactement le contraire, les puissants sachant conquérir ce qui leur plaît, osant courageusement satisfaire leurs désirs, les faibles au contraire, résignés, subissant les pires avanies sans se révolter ? Calliclès s’indigne. Il dénonce la revanche des esclaves : les vaincus, cette masse d’incapables, ont su inculquer dès le plus jeune âge à tous les Athéniens le mépris des forts et de la réussite, et le respect d’une justice qui n’est que l’intérêt des faibles ; ils ont fait passer pour belle la servilité et pour laide la force au point que les meilleurs eux-mêmes, ainsi ensorcelés, sont honteux de leur supériorité qui est pourtant la vraie noblesse. Calliclès admirait Socrate tant qu’il voyait en lui un sophiste habile à vaincre ses adversaires par le biais de leurs préjugés moralisateurs ; mais quand il comprend que Socrate condamne réellement la tyrannie, il voit en lui le défenseur de l’idéologie de la démocratie athénienne, qui refuse le gouvernement des forts, des meilleurs.
Le paradoxe platonicien ne consiste pas seulement dans ce renversement des valeurs : Platon soutient que la raison ne gouverne pas despotiquement ou par la violence. Sa primauté est conforme à la nature, et les désirs, si du moins on ne les a pas déjà exacerbés, reconnaissent son autorité, sous l’impulsion du cœur, du thumos : le thorax est le moyen terme entre la tête et le ventre. La persuasion et l’exhortation en sont une preuve, ou bien l’indignation et la colère devant l’injustice. Le cœur est l’allié de la raison. Ainsi le gouvernement naturel de la pensée est tout de douceur et il assure la paix entre la part raisonnable et la part désirante de l’âme, amitié, harmonie telle que l’homme ne sacrifie rien de l’homme, tandis que l’hégémonie des désirs, contre nature, est despotique ; elle est violence et fait qu’en l’homme sévit une guerre permanente, guerre intestine source de toutes les autres guerres.

Liberté et science : le courage intellectuel
Socrate, les socratiques et déjà les présocratiques nous apprennent que la liberté n’est pas le pouvoir de satisfaire ses désirs mais le pouvoir de « vouloir comme il faut (4) », de sorte que plus un homme est libre, plus il est en paix avec lui-même et ses semblables. La liberté consiste à vivre selon le vrai bien que seule la pensée peut déterminer. Ainsi Socrate disait que la vertu est science et le vice ignorance. La science en effet est une pensée totalement libre, c’est-à-dire déterminée par la vérité et non par l’humeur. Cette liberté de jugement est rare. Il est presque impossible en effet de penser autrement que selon ses intérêts ou ses désirs, et je ne parle même pas des passions violentes. C’est pourquoi le courage intellectuel, qui consiste à ne pas écouter ses craintes et ses espérances, est le seul vrai courage. Beaucoup savent mourir pour des causes plus ou moins nobles. Il y a un courage de braqueur de banque. Mais celui-là même qui a su affronter la mort ou la torture pense parfois encore selon ses amitiés ; il ne parvient pas à s’abstraire de son milieu familial, social, professionnel, de la communauté scientifique et de ses pairs, de son parti, de son Eglise. Il est même inutile de supposer de bas intérêts, ou quelque souci de carrière : l’homme aime respirer l’atmosphère d’une société de reconnaissance mutuelle, il craint la solitude, c’est-à-dire la responsabilité de juger. Simone Weil et Bernanos ont su dénoncer pendant la guerre d’Espagne les crimes commis par leurs camps respectifs. Ainsi la science telle que Socrate l’entend consiste à penser et à vivre selon la pensée et non selon le cœur ou le ventre. Nul ne peut penser selon la pensée s’il ne vit selon la pensée, s’il laisse ses craintes et ses désirs le gouverner, et la maîtrise de soi ne serait qu’une fausse sagesse si elle n’avait la pensée pour principe : il arrive en effet qu’on sache se maîtriser pour préparer un mauvais coup. On comprend à partir de là en quel sens la science est sagesse. Il s’agit bien d’abord de se connaître soi-même, selon l’impératif delphique. Mais un tel savoir - la philosophie - ne se réduit pas aux sciences mathématiques et expérimentales.

La liberté comme caprice ou comme raison
Soutenir que « la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres » suppose une tout autre idée de la liberté, qui justifie toutes les formes d’oppression et de tyrannie. C’est faire reposer la vie en commun sur un marchandage : nous devrions nous priver pour ne pas brimer les autres, et pour éviter ainsi d’être brimés à notre tour ! Parole d’esclave, dirait Calliclès, qui lui ne se limite pas, qui a le courage d’affronter les autres et de s’imposer. On le voit donc, cette formule ressassée signifie que pour être pleinement libre, il faudrait empiéter sur la liberté des autres : il faudrait être tyran et disposer du pouvoir absolu. Ce qui nous ramène en deçà du renversement platonicien. Alors, la liberté n’étant que pouvoir de satisfaire tous ses désirs quels qu’ils soient, les hommes libres sont par nature en conflit les uns avec les autres.

Pouvoir et autorité
Or les mêmes répètent que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres et font l’éloge du libéralisme économique : considérant qu’il faut le moins de loi possible, ils admettent que la liberté des puissants n’a pas à être limitée. Il suffit de tenir ensemble ces deux croyances pour voir leur contradiction et comprendre comment elle se résout : la liberté des plus petits s’arrête là où commence celle des plus gros, laquelle en effet n’a pas les mêmes limites. Dès lors les hommes étant par nature en guerre, la politique se trouve réduite à un rapport de force, et la notion de pouvoir remplace celle d’autorité : la liberté comme pouvoir de faire ce qu’on désire ne reconnaît aucune autorité et ne cède que devant la force.
L’autorité ne craint pas la critique, le pouvoir ne la supporte pas et la crainte ne le quitte pas. Un homme libre sachant distinguer le meilleur du pire et le désirer reconnaît toute autorité vraie. Il sait reconnaître meilleur que lui, il sait honorer les savants et tous les hommes qui avant lui ont fait l’humanité. Il connaît sa dette et la sait infinie comparée à sa propre contribution. De là aussi deux sortes d’obéissance, l’une servile, subie, qui n’est qu’impuissance, fondée sur la crainte, et l’autre qui est libre : reconnaître l’autorité d’un médecin, celle d’un homme dont la vie témoigne de l’honnêteté, ou l’autorité d’un auteur, ce n’est pas se soumettre. Telle est aussi l’obéissance de l’enfant docile, ce qui en latin veut dire qu’il désire apprendre. Les esprits contestataires et non critiques s’en prennent donc aux maîtres d’école, confondant magistère et domination, autorité et pouvoir. Mais confondre savoir et pouvoir et contester l’autorité conforte les pouvoirs : lorsqu’aucune autorité n’est plus reconnue, il ne reste plus qu’à faire entrer les chiens policiers dans les écoles.

  [ Haut de la page ]

Notes

  1. Ajoutons que l’esclave est d’abord le vaincu : il peut avoir été auparavant roi ou reine, et le sort des armes peut lui rendre sa liberté. L’esclavage moderne n’est-il pas d’une autre nature ?
  2. République IV 436b sq.
  3. Par ex. ibid. IV 430e, kreittô hautou.
  4. Formulation de Leibniz qui renvoie aux stoïciens, Nouveaux essais sur l'entendement humain, II, XXI, § 8.