Le sexe des mots

[ Vous trouverez ci-dessous un extrait d'une annexe d'une fiche sur la dissertation de philosophie qui a désormais pris sa retraite ].

Note sur le sexe des mots

Cette question date de 1984: à cette date une querelle a opposé le pouvoir politique (le gouvernement de Lionel Jospin) et le pouvoir théologique (l'Académie Française) concernant la féminisation de la langue. La question n'a pas été tranchée, parce qu'aucun des deux pouvoirs n'en avait les moyens. C'est en effet l'usage qui régit la langue, non les décisions des autorités, même légitimes. Le pouvoir en ces matières est un pouvoir de fait, exercé par deux syndicats: le syndicat FSU des instituteurs (S.N.O.O.P.Y.), et le syndicat des correcteurs de la FILPAC-CGT.

Il y a fort longtemps, d'éminents grammairiens latins ont remarqué qu'il existait trois genres pour les mots de la langue latine: un genre non marqué, et deux genres marqués. Dans les cas où une expression composée contenait plusieurs genres, ils ont établi la règle de la prééminence du genre non-marqué. Depuis ce temps, en français, toute autre formule que "Madame le Proviseur" est une faute, et cette faute signale que son auteur est un ignorant. Cette règle a été adoptée par l'énorme majorité des textes francophones instruits, qu'ils soient manuscrits, imprimés ou diffusés par Internet.
Mais ces éminents grammairiens avaient, dans un souci pédagogique, commis une légère erreur: ils avaient appelé, pour être mieux compris, ces trois genres "masculin", "féminin" et "neutre". Des générations d'instituteurs de l'école laïque ayant diffusé cette règle de grammaire dans le peuple, cela a engendré dans les têtes francophones une ridicule superstition: de même que les alchimistes, pour expliquer les alliages, croyaient que les métaux avaient un sexe, on a désormais cru que les mots, eux aussi, avaient un sexe.
Les féministes, profondément imbues de la confusion entre les mots et les choses, dans le souci de réaliser l'égalité des sexes, ont introduit de nouvelles fautes. Elles ont changé des mots et refusé d'appliquer la règle de la prééminence du genre non marqué. A la place de "Mesdames et Messieurs les Proviseurs", il a fallu désormais écrire et dire "Mesdames et Messieurs les Proviseurs et les Proviseures". Le ridicule consistant à transformer certains écrivains en écrivaines n'a pas tué, et tout cela a eu de graves conséquences, bien au-delà de la multiplication de ces fautes qui coûtent si cher dans certains examens, concours et CV.
De concert avec l'habituelle horreur de la sexualité des bigotes, cela a mené à l'interdiction du mot même de "sexe" à propos des hommes. Les genres des mots ayant été conçus comme sexes, on a rebaptisé le sexe, et on l'a appelé "genre". On a donc cessé de parler de mâles et de femelles, et il est devenu obligatoire de parler de "genre masculin" et de "genre féminin".
Cette substitution a alimenté des débats scolastiques interminables: comme il n'existe que deux sexes, mais que les mots ont trois genres, les spéculations se sont développées sur le "troisième genre", ex "troisième sexe". Les spéculations sur le sexe des anges sont devenues des spéculations sur les genres angéliques, et l'angélologie ne s'en est pas remise. Elle a disparu du cursus des études en sciences théologiques, et l'on ne trouve plus guère qu'un groupuscule sur Internet pour animer les débats angélologiques.
Plus grave, l'unicité du genre humain, thèse cardinale de la philosophie, de la biologie et des religions monothéistes, a été supprimée et remplacée par l'idée de la pluralité des "genres humains" dénués de sexe, ouvrant ainsi la porte à toutes les discriminations.
Tel fut le prix à payer pour ce qui passa pour l'égalité des sexes, et qui ne fut en fait que la confusion grammaticale entre les genres, et la multiplication des fautes de langue et d'orthographe. La plupart des hommes, sachant bien que changer les mots est souvent le meilleur moyen de conserver les choses en l'état, se sont empressés de pratiquer ce changement, qui maintenait leur domination tout en faisant croire aux ignorants que l'égalité était réalisée. De même, quand les féministes impatientes sont passées de la première étape, l'illusion de l'égalité, à la seconde étape, l'illusion de la domination inversée, les hommes ont accepté sans difficulté de violer les lois de l'orthographe concernant l'usage des majuscules, et d'écrire désormais "Mesdames et Messieurs les Proviseurs et les ProviseurEs". On trouvera un exemple du ridicule engendré par ces nouvelles fautes dans ce texte. On s'amusera aussi à chercher ce qui se passe quand la sage-femme est un homme, ce qui est le cas en France depuis 1982, et ce que Socrate a pratiqué avant tout le monde.

Bien, mais on me demande "que faire". Je répondrai que, dans vos dissertations de philosophie, vous choisissez librement: en philosophie, il ne peut exister de règle purement formelle. En ce qui concerne vos écrits dans les examens et concours, je conseille en revanche de pratiquer la règle des grammairiens latins. De nombreux correcteurs, dont moi-même, ont en effet acquis l'habitude de signaler d'un trait rouge les fautes de langue, de grammaire et d'orthographe. Le mot "ProviseurEs" sera ainsi souligné de deux traits rouges. Cette règle de l'accord des genres intervenant fréquemment en français, une copie pratiquant les règles féministes apparaîtra, à la fin de correction, comme pleine de rouge, et cela peut nuire sérieusement au moment de mettre la note globale.

Quoi qu'il en soit de la forme, sur le fond philosophique, il est plus prudent d'en rester aux idées philosophiques enseignées en cours:
1/ Les mots ne sont pas les choses.
2/ Les mots n'ont pas de sexe, pas plus que les métaux.
3/ Il n'y a qu'un seul genre humain.
4/ Chez les hommes, qui sont des mammifères, il y a deux sexes.
5/ Les phénomènes humains tels que le sexe sont toujours à la fois biologiques et culturels. Quand on parle d'un "vieux singe", on désigne à la fois son âge (biologique) et son statut social (on ne lui apprend pas à faire la grimace).
6/ Sur la question du théologico-politique, la référence reste Spinoza. Et n'oubliez pas que, s'il est vrai que les mots sont importants, le "politiquement correct" et le "théologiquement correct" sont néanmoins à proscrire dans l'institution scolaire, qui a élaboré sa propre norme, le "scolairement correct".

(Jean-Yves Bourdin, professeur agrégé de philosophie, 30/04/09)