Gilbert Tabac

Le nez et la lutte de classes

Un bon cigare, voilà ce dont un homme ne se passera jamais.
Honoré de Balzac

Une journée peut commencer ainsi : on se lève de bonne heure de bonne humeur, machinalement on allume France-Info. Et puis on entend : « Pour en finir une fois pour toutes avec le tabac… dépendance, risques liés au tabagisme, mais aussi les différentes méthodes de sevrages selon votre personnalité. » (1) Chaque jour, plusieurs fois par jour, le chroniqueur pointe un morceau de notre corps. Il décourage de bien manger avec son cholestérol, de faire l’amour avec son SIDA, de bien boire à cause… Comment éviter le mal de dos, bien s’asseoir sur sa chaise, le système veineux devient transparent, ses jambes lourdes et ce sang qui coule difficilement ; on voit la fumée passer dans les bronches, tâches noires pulmonaires… Toujours pris en faute, comme si le pétillant médecin de la radio reprenait la somme des péchés au compte d’une médecine propre prônant une vie saine de trappiste. Il décourage de se bien tenir. Il n’y a plus qu’une chose à faire : griller la première pour dissiper l’angoisse qui redouble. Demain, j’arrête ! Il y a déjà un bon moment qu’une véritable pathologie de la santé et de la propreté ont envahi les lieux de travail. La lutte contre le tabagisme, contre la boulimie, le cholestérol… sont devenues des affaires d’Etat, thèmes favoris des campagnes électorales présidentielles.
En tout, le lycée Auguste Blanqui est à la pointe du progrès, aussi en matière de lutte des classes, qui a fait long feu. Elle s’est d’abord maquillée comme lutte des races avant de s’épuiser en guerre des religions. Ici, le problème, c’est le tabac.
La lutte des classes est à la lutte antitabac ce que le topinambour est à la pomme de terre. Ce qui tient lieu de lutte des classes, c’est la lutte contre les fumeurs.
Elle tient son pif dans la main.
On alla même jusqu’à organiser un conseil d’administration extraordinaire
On se levait le matin en écoutant sa première émission santé de Jacques Simais. Ce matin-là, ça n’a pas raté, on eut droit au cancer du poumon. La prochaine fois, ce sera le larynx. Et vas-y que je te coupe !
Les insomniaques avaient droit aux émissions de la nuit.

          PROVERBE: « Il n’y a pas de fumée sans feu. » La persévérante, opiniâtre et belle lutte antitabac menée par les inquiétants militants de la santé au sein du lycée aura au moins un effet, celui de faire penser l’auteur de ces lignes qui a dû rassembler toutes ses forces intellectuelles pour se remettre en mémoire cette remarque de Freud adressée à Dora au cours de l’analyse de l’hystérie: « il n’y a pas de fumée sans feu. »...

          PSYCHANALYSE: ... « Dora apporta le lendemain un supplément au rêve. Elle avait oublié de raconter que tous les jours, au réveil, elle sentait une odeur de fumée.... Cette sensation ne pouvait alors guère signifier autre chose que le désir d’un baiser, qui chez un fumeur, sent nécessairement la fumée. » (2) Freud, comme chacun le sait était un grand fumeur, une sorte de « sucoteur », Dora, la « sucoteuse » avait bien des envies à l’égard de son papa, de Monsieur K., l’ami de la famille et bien des ressentiments à l’égard de Freud...

          Pour ma part, je constate d’année en année avec amertume et inquiétude le succès des campagnes antitabac: je rencontre de moins en moins de femmes prêtes à m’embrasser sur la bouche. Il n’y a pas si longtemps, j’en ai rencontré une qui a failli me faire renoncer à fumer, pas seulement à cause de la rondeur de ses fesses mais aussi parce qu’elle avait inventé à son insu la plus belle publicité antitabac qu’on puisse imaginer: en prenant une de mes gitanes entre ses doigts, elle m’a regardé droit dans les yeux en répétant trois fois: « jamais je ne prendrais un truc comme çà dans la bouche, jamais je ne prendrais un truc comme çà dans la bouche, jamais je ne me mettrais un truc comme çà dans la bouche... » Mais au moins avait-elle l’insigne avantage de lutter contre le tabagisme pour l’amour, la plus noble de toutes les causes. Nous voila une fois de plus sur les traces de Freud et Dora. Comme elle m’a en même temps proposé de m’entraîner avec elle le dimanche matin au Buttes-Chaumont, je lui ai dit qu’elle « pouvait toujours courir! »

          Il suffit de lire la correspondance de Freud pour écrire, du point de vue qui nous intéresse ici, que chez lui, pour lui, il y a une sorte d’équivalence algébrique entre le plaisir de fumer et le plaisir de penser jusqu’au au point où le premier est déclencheur du second: pas de cigare = pas de pensée. Nos militants sont eux aussi pris dans une logique comparable: le tabac, l’odeur du tabac déclenche chez eux des sortes de... pansées inconscientes, indigestions, agacements, nausées, bronchites, dégoût, protection de la femme enceinte. Il faut que l’air reste pur et que la France reste propre. On en viendrait presque à rappeler à Freud que le cigare ou la cigarette ne sont pas seulement porteurs de contenus sexuels mais aussi politiques.

CHANSON: Cigarettes, whisky et p’tites pépées
nous rendent toujours un p’tit peu trop cinglés (3)
 

          THEATRE: Tchekhov est sans doute le seul médecin à avoir dit quelque chose de sérieux sur les méfaits du tabac. « Comme ma femme m’a ordonné de parler des méfaits du tabac, inutile de discuter. Le tabac? va pour le tabac, cela m’est parfaitement égal... Je fais tout particulièrement appel à messieurs les médecins ici présents, susceptibles de puiser dans ma conférence des renseignements fort utiles, puisque le tabac, outre ses méfaits, est également employé en médecine. Si, par exemple, on enferme une mouche dans une tabatière, elle crève, sans doute de dépression nerveuse. » (4) Comme il serait bon d’inviter Ivan Ivanovitch Nioukhine au lycée, mari de sa femme, il saurait convaincre les derniers fumeurs « d’amputer les mouches de leurs ailes », rencontrerait ses collègues Diafoirus. Ici, il se sentirait parfaitement chez lui, Ivan Ivanovitch, dans ce lieu presque parfaitement aseptisé où toute respiration sent l’ENNUI, « le majuscule ennui qui nous inonde » comme le chante Léo Ferré.

CHANSON: J’ai du bon tabac dans ma tabatière
J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas. (5)
 

          THEATRE: « Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac: c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droit et à gauche, partout où l’on se trouve? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens: tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. » (6) Molière, le plus actuel des auteurs dramatiques... Il faut se souvenir encore aujourd’hui, époque empestée par toutes les formes les plus vulgaires de l’interdit de penser, que Tartuffe fut interdit après sa quinzième représentation, que Dom Juan dut être remanié par son auteur, parce que les dévots de l’époque condamnaient (déjà!) l’usage du tabac.

CHANSON: Dieu est un fumeur de havanes (7)
 

          PHILOSOPHIE: « Le tabac qu’on fume ou qu’on prise est lié à une sensation désagréable. Mais parce que justement la nature (le nez et le palais sécrétant des mucosités) supprime instantanément cette douleur, le tabac (surtout quand on le fume) forme une sorte de compagnie qui entretient de nouvelles sensations et aussi de nouvelles pensées, mêmes si ces dernières ne sont que des vagabondages. » (8) De ce texte très hégélien (?) de Kant, on retiendra que la cigarette « forme une sorte de compagnie »; ma foi, c’est bien vrai, il y a des compagnies qui sont tellement ennuyeuses que je leur préfère une bonne cigarette, le bavardage m’ennuie de plus en plus et m’endort. J’ai remarqué que ma consommation de cigarettes augmente dangereusement lorsque je suis avec des gens et dans des lieux où je suis pris d’ennui. En réalité, le bavardage, parce qu’il me casse sournoisement les oreilles, est une sorte de pollution bien plus grave que le tabagisme. La cigarette est une médecine efficace, elle protège, à cause de la fumée qu’elle dégage, formant ainsi une sorte d’écran, des casse-pieds.

          DICTIONNAIRE... des idées reçues: « Celui de la régie ne vaut pas celui de contrebande. Le priser convient à l’homme de cabinet. Cause de toutes les maladies du cerveau et de la moelle épinière. » (9)

POESIE:
« ... Encore un mort dit l’hirondelle...
l’assassin la tête dans les mains
se demande comment il va sortir de là
il se lève et prend une cigarette
et se rassoit
l’hirondelle le voit
dans son bec elle tient une allumette
elle frappe au carreau avec son bec
l’assassin ouvre la fenêtre
prend l’allumette
Merci l’hirondelle...
et il allume sa cigarette
Il n’y a pas de quoi dit l’hirondelle
c’est la moindre des choses
et elle s’envole à tire-d’aile... »

Sans ce coup de main (de bec!) de l’hirondelle à l’assassin on se demande comment ce poème de lutte pourrait commencer et encore plus comment il pourrait finir. L’allumette comme offrande est l’occasion de penser:

« tout le monde mange sauf les morts
tout le monde mange
les pédérastes... les hirondelles...
les girafes... les colonels...
tout le monde mange
sauf le chômeur
le chômeur qui ne mange pas parce qu’il n’a rien à
manger
il est assis sur le trottoir
il est très fatigué
depuis le temps qu’il attend que çà change
il commence à en avoir assez
soudain il se lève
soudain il s’en va
à la recherche des autres
des autres
qui ne mangent pas parce qu’ils n’ont rien à manger... »

          En relisant ce magnifique poème de Prévert, je revois l’affichage de la salle des profs du lycée Auguste Blanqui. Si l’on excepte l’affichage administratif, toujours très ennuyeux, les seules affiches qui restent, dont le thème unique et presque fédérateur est le tabagisme, donnent une idée aussi précise qu’inquiétante de la démission totale, ou peu s’en faut, des enseignants face à l’échec de l’école à enseigner aux enfants de la République. Le thème numéro I des « discussions » animées de la salle des profs, c’est le tabac. Cette sorte d’exploit est très symptomatique d’un certain état des lieux. Il témoigne d’abord d’un refus de penser. On le savait depuis longtemps, ici, tout ce qui bouge doit être écarté.

          Un jour, un jour bientôt peut-être, les mêmes interdiront les photos de Doisneau où l’on voit Prévert fumant sa gauloise, assis près de son ballon de rouge posé sur une table de troquet sous le motif que cela ne se fait pas de boire à table comme de fumer à table que cela est une publicité cachée pour la gauloise, que c’est un encourager les jeunes à fumer, que c’est une incitation à la débauche, blablabla...(blague à tabac). De la même façon, ils caviarderont les textes, tous les textes où il est question de cigarette, comme celui-ci intitulé Evénements.

          De la même façon ces bigots, dignes héritiers de Tartuffe et des censeurs de la Compagnie du Saint-Sacrement retireront le livre 2 de l’Anthropologie de Kant, les passages des textes de Freud où il est question de la valeur hautement sexuelle du tabagisme (et donc de son contraire!), Tchekhov pour avoir ironisé sur les méfaits du tabac, Molière pour avoir vanté les mérites du tabac, Serge Guinzbarre, trop bizarre, et tous les romans noirs qui sentent la cigarette et... toutes les chansons à boire, parce que « ce n’est pas bien de boire ».

          POLITIQUE: On pourrait sans peine retrouver l’origine de cette espèce de frénétique recherche de la propreté dans l’organisation de la grande répression des odeurs organisée par la bourgeoisie au XIX° siècle. On pourrait aussi aisément montrer comment cette inflation de discours actuels sur la santé renvoie à ce que Michel Foucault conceptualisait sous le terme de « bio-pouvoir ». En effet, sous des dehors patelins, ces espèces de discours mi-discours mi-émotions dont on pourrait rire tellement ils ont l’air naïfs, cachent en réalité les stratégies politiques contemporaines les plus dangereuses (pour la santé et pour la vie!). La politique est désormais centrée sur l’homme en tant que corps, corps vivant, c’est ce corps qui pris en charge de part en part par le pouvoir « naissance, mort, production, maladie ». (10) Mais celui qui a pouvoir de donner la vie a aussi pouvoir de donner la mort: derrière l’invention d’une prise en charge totale des individus par les Etats modernes, derrière le quadrillage médical de la société, derrière le « faire vivre se profile le « faire mourir en masse ».

          Le fait de rencontrer des fumeurs et des non fumeurs n’est pas très inquiétant tant qu’ils peuvent se rencontrer, le fait que des non fumeurs ne supportent pas la fumée n’est pas plus inquiétant, chacun a ses petites manies, par exemple, ce qui m’agace le plus, ce sont les bavards pour rester dans l’oralité. Mais ce qui est inquiétant c’est l’espèce d’hystérique acharnement thérapeutique des non fumeurs lorsqu’ils ne peuvent même plus voir d’autre pertinence que la séparation des hommes en fumeurs et non fumeurs, lorsque cette taxinomie tient lieu de discours politique. A ce moment, nous sommes aux limites du racisme pour qui la ligne de fracture ou de séparation entre les hommes est la couleur de peau et ... l’odeur. Dans les deux cas on a une logique du classement aberrante fondée sur le même principe de l’insupportable odeur: « je ne peux pas le sentir! » dit l’un, nous sommes au début de la haine; « les arabes puent! » dit l’autre, et nous sommes au cœur du racisme. N’est-il pas au XX° siècle, en Occident, l’un des principaux témoins de la propreté et de l’hygiène, succeptible de coordonner des odeurs insupportables à de profondes formes de xénophobie? Chacun sait que les effluves, en particulier ceux du corps, font les différences, surtout s’il s’agit d’immigrés.

          En attendant de mourir, je vais en griller une, boire un coup de rouge déguster mon clacos coulant et laisse les malades de la normalisation bouffer leurs asperges parce qu’il y a des fibres, leurs poireaux sans vinaigrette, leur viande sans viande leur yogourt sans colorant et leur orange sans conservateur dans le restaurant non fumeur où l’eau est filtrée comme la clientèle...

Gilbert MOLINIER
Saint Ouen, 2002


(1) M. Cymes, chronique Info-Santé. Tabac, s’arrêter, coédition France-Info Jacob-Duvernet.
(2) S. Freud, Dora, in Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1977, p. 53-54, traduction de M. Bonaparte
(3) T. Spencer, J. Soumet, G. Delmas, chanson. Eddie Constantine a chanté la meilleure version!
(4) A. Tchekhov, Les méfaits du tabac, in Théâtre complet, T.2, Paris, Gallimard, Folio, p. 574, traduction de G. Cannac et G. Perros.
(5) Abbé Gabriel Charles de l’Atteignant, « J’ai du bon tabac... »
(6) Molière, Dom Juan, Acte I, scène 1.
(7) S. Guinsbourg, chanson.
(8) E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1970, p.95, traduction de M. Foucault.
(9) G. Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, Paris, Aubier, Editions Montaigne, 1978, p.146.
(10) M. Foucault, « Faire vivre et laisser mourir: la naissance du racisme », in Les Temps modernes, février 1991. Ce titre est en lui-même tout un programme!