Notes pour un cours de philo sur le tabagisme.
(Jean-Yves Bourdin, professeur agrégé de philosophie, 29/04/09)
[A la retraite, on met un peu d'ordre dans ses papiers, et on jette. Vous trouverez ci-dessous les notes que j'ai retrouvées d'un cours sur le tabagisme fait en terminale B (ES ou je ne sais quoi, maintenant), dans le cadre des sollicitations permanentes que subissent les profs pour faire autre chose que leur travail. On s'était étonné de ce que j'aie accepté de faire un cours sur une question hors programme, qui plus est devant tout un aréopage de dévots et de dévotes de la bureaucratie. J'en garde pourtant un bon souvenir, et mes élèves ont eu de vraiment bonnes notes au contrôle qui suivit. J'avais présenté ce cours comme un commentaire du passage du Dom Juan de Molière sur le tabac, et j'avais concentré mes notes sur la première phrase.]
"Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n'est rien d'égal au tabac: c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre" (Molière, Dom Juan, 1665, tirade initiale de Sganarelle).
1/ "Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie": prise de position publique et résolue du côté de la modernité, de Galilée et de Descartes, contre le principe d'autorité, contre la scolastique et contre la Sorbonne. Nous sommes en 1665, et la première version du Tartuffe vient d'être interdite. Le Dom Juan lui-même sera arrêté après la quinzième représentation, et il s'en est fallu de très peu que la censure ne nous empêche à jamais d'avoir connaissance de ce texte.
2/ "il n'est rien d'égal au tabac": le tabac, issu des Amériques, est un symbole de la modernité. Les dévots en condamnaient déjà l'usage, et la première prohibition du tabac en France date de Louis XIII. L'éloge du tabac, qui plus est par un valet, est une forme de la thèse du droit au plaisir pour tous, contre le puritanisme dévot. En même temps, cette thèse d'origine épicurienne est immédiatement discutée par un argument imparable: s'il n'est "rien d'égal" au tabac, c'est qu'il y a une hiérarchie des plaisirs, et que certains plaisirs sont supérieurs à d'autres. Le conseil de "suivre la nature" ne nous apporte aucun guide concret ici, l'idée de plaisir en elle-même ne donnant aucun critère interne pour choisir quels sont les plaisirs à privilégier.
3/ "c'est la passion des honnêtes gens": le critère en question ne peut donc être qu'un critère moral. C'est la moralité qui juge et hiérarchise les plaisirs. Il faut noter la différence entre la thèse de Sganarelle et la thèse grecque de l'identité du bien et de la vertu. La thèse du primat de la moralité, seule à même de juger les plaisirs, est donc bien une thèse de type chrétien, tout en s'opposant au puritanisme et à l'hypocrisie des dévots (qui vont fumer en cachette dans les toilettes). La notion de "passion des honnêtes gens" ne réfère pas seulement à la moralité dans l'abstrait, mais montre quelle est la vertu spécifique du tabac: il s'agit d'un plaisir social, socialisant, partagé. La suite du texte développera ce point: le tabac enseigne la vertu, il enseigne la gratuité et le don contre les rapports marchands, etc.
4/ "qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre": cet alexandrin développe l'opposition entre la vie comme simple fait brut, biologique, et la dignité humaine qui fait qu'on est "digne de vivre", la différence étant dans le rapport spécifiquement humain, non animal, au plaisir, réglé par la moralité, que représente le tabac. On notera l'opposition à l'idôlatrie de la vie humaine entendue au sens purement biologique, la vie sans tabac, telle qu'on la trouve dans les propos de Benoit XVI contre le préservatif. Il s'agit en fait de la reprise de la distinction que fait le Socrate de Platon entre la vie entendue comme simple survie (le fait de ne pas mourir), qui est le propre des esclaves, et la vie digne de l'humanité, qui est le fait des hommes libres. Sauf que nous sommes dans la modernité, et Sganarelle proclame sans ambiguïté que tous les hommes, y compris les valets, sont libres.
Cette proposition contient également une menace parfaitement claire, puisque ceux qui vivent sans tabac, à savoir les Tartuffe et les Dom Juan, sont considérés comme indignes de vivre. Il faudra un peu plus d'un siècle au peuple de Paris pour mettre cette menace à exécution, et montrer ce qu'il advient quand, au lieu d'écouter l'avertissement de Sganarelle, on prétend interdire au peuple de s'assembler, de fumer du tabac et de s'amuser au théâtre.
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