Lettre à Philippe Widdershoven

(Jean-Yves Bourdin, syndicaliste FSU, 29/04/09)

Cher camarade,

Tu as dû être bien surpris en arrivant là-haut, "dans le ciel qui n'existe pas", comme dit Brel. Tu ne croyais pas trop que ça existait, toi non plus. Et tu ne te doutais pas que le courrier électronique arrivait. Mais voilà, il faut que je t'informe: tu as gagné, camarade! Tes compagnons, entre les larmes et la rage, n'ont sans doute pas pensé à te le dire. Les chiens des media, ils ont essayé de faire comme d'habitude, évidemment: on exprime son émotion, respect, ça ne mange pas de pain, et on renvoie le paquet à l'individuel, au médical, au psy, il avait des "problèmes personnels", tout ça. Comme moi je ne te connaissais pas, je ne pleure pas, alors je peux expliquer pourquoi tu as gagné.

Ton boulot de syndicaliste, tu sais bien ce que c'est: la rage que l'exploitation et leur mépris nous filent à tous, la transformer en action collective, pour obtenir des résultats, parce que ça ne sert à rien de tout casser. Seulement ça, ça ne marche que quand les patrons comprennent ce que tu fais, quand ils acceptent, même à contre-coeur, de s'asseoir à la table et de discuter, et de négocier.

Et là, tu as vu ce qui se passe: non seulement ils ne négocient plus, ils ne lâchent plus rien, mais ils n'acceptent même plus de s'asseoir à la table, même plus de causer dans un couloir. Ils cognent et ils lâchent leurs chiens, c'est tout. Oh bien sûr, ceux qui te connaissent t'adressent encore un petit sourire crispé, respect, brave homme. Mais ils ont lâché les chiens, et trente ans de boîte ou pas, on commence toujours par virer les syndicalistes et les anciens. Ils ne nous écoutent même plus. Et toi, tu vois ce qui va venir, ce qui est en train de venir. Quelques-uns de tes copains vont avoir la rage. Mais beaucoup d'autres vont retourner la violence contre leur femme, leurs gosses, ou contre eux.

Il va y avoir des suicides, tu le sais. Et justement, depuis que ton syndicat le dit, depuis que les quelques toubibs qui ne sont pas des chiens le disent aussi, et que de toute façon, ça devient de plus en plus visible, les suicides de chômeurs, les suicides au boulot, on les cache de moins en moins. Les suicides en prison, ça déborde les taulards, maintenant, les matons y passent aussi, comme les flics. Et toujours la même rengaine de la meute, "problèmes personnels" et compassion psy. Cellules de crise avec des psys stagiaires pour gérer la lutte des classes. Qu'on se suicide, c'est justement ça qu'ils veulent - du moment qu'ils peuvent dépolitiser tout. Même pas question qu'ils reconnaissent les suicides comme accident du travail, n'est-ce pas? Même là-dessus, ils ne t'écouteront pas, bien sûr.

Alors, toi qui ne peux plus rien faire, mais qui reste un syndicaliste, qu'est-ce que tu peux faire? Tu ne vas pas brûler des bagnoles, comme les jeunes, ça ne fait qu'exciter les bigotes et donner des voix à Sarko. Mais tu peux encore faire quelque chose, tu le dois, même: tu es un syndicaliste, n'est-ce pas. Bien sûr, cette méthode de lutte revendicative, c'est pas très orthodoxe du point de vue syndical, c'est pas très CGT, tu le sais bien: c'est un geste individuel, en espérant que ça va susciter une riposte collective, un truc à la Gandhi, genre grève de la faim, en plus radical.

Mais enfin, il n'y a plus que ça. Peut-être qu'avec ça, ils vont accepter de t'écouter, une fois, la dernière, post mortem. Et satisfaire la revendication syndicale, ce coup-ci. Peut-être qu'ils vont faire taire leurs chiens, ce coup-là. Alors, tu l'as bien préparée, ta dernière lutte syndicale: tu as fait ça comme il le fallait. Tu avais laissé tes revendications dans une lettre pour tes camarades, pour exiger qu'au moins une fois, ils reconnaissent un suicide, un seul, comme accident du travail: le tien, de suicide!

Alors voilà, je t'en informe, camarade: oui, ils ont reconnu ton suicide comme accident du travail. Ils ont bien essayé de le traiter avec le coup habituel des problèmes personnels, mais c'est pas passé - parce que tout le monde te connaissait, et qu'on savait bien qu'il n'y en avait pas, des problèmes personnels. Seulement la lutte des classes, seulement la dernière lutte d'un syndicaliste à qui on n'avait rien laissé d'autre pour pouvoir faire son boulot. Ils ne t'ont pas écouté (ils n'écoutent jamais), mais ils ont été forcés d'entendre quand même. Je n'ai même pas entendu d'évêque ou de pape rappeler que l'Eglise condamnait le suicide, tu vois. Un jour ou deux, puis la meute est repartie, sur la violence terroriste qui consiste à forcer pendant une heure le patron à s'asseoir dans sa boîte et à écouter ses salariés. Mais il y a maintenant un acquis syndical: ils en ont reconnu un.

Tu as gagné, camarade, mais à quel prix. "Mort au champ d'honneur de la lutte des classes", ce n'est pas ton genre. Un accident du travail reconnu, c'est cela que tu voulais, et tu l'as eu. Ton syndicat a dit ce qu'il fallait, et l'Huma a dit que tu étais un héros. C'est vrai, mais c'est justement le problème: malheur au pays qui a besoin de héros.

On pensera à toi dans la manif, le premier mai, Philippe.

 

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