Théologienne et athée ?
Dialogue avec Jean-Yves Bourdin
Dominique Bourdin, 2 mai 2009

Le texte de Jean-Yves Bourdin « pourquoi je ne suis pas athée » clarifie la position philosophique de la question de Dieu, et la position à la fois culturelle et personnelle qui est la sienne. Je consonne largement à ses thèses et à ses prises de position : partager le combat contre les faux dieux, reconnaître philosophiquement que nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes, que nous sommes précédés et que nous ne pouvons nous penser qu’en nous décentrant. Comme principe de décentrement et comme principe d’illimité, Dieu est indiscutable, tout autant que la matière.
Toutefois, en le lisant, je me suis surpris à un ou deux mouvements de type « oui, mais quand même… ». Je n’ignore pas, comme psychanalyste, que c’est l’expression classique des résistances, et plus particulièrement du déni. Je me suis donc demandé à quoi je résistais, et pourquoi.
A un premier niveau, c’est très simple. Comme tous les « catholiques de la minorité », comme il dit, ceux qui « croient à la Résurrection » ou ont tendance à le faire, j’ai des réflexes dogmatiques et sectaires, et le paradoxe de la notion de « catholique incroyant » me fait tiquer. Je n’en suis pas fière, cela manifeste mon conformisme aux idées reçues et le risque de sectarisme d’une position monothéiste « croyante ». En effet, l’article propose une argumentation solide pour rendre compte de ce qui m’apparaît comme un paradoxe. L’écart entre un christianisme populaire et les réquisits des clercs dogmaticiens est une constante, et nous sommes tous pris dedans.
Peut-être aussi que, comme beaucoup de militants chrétiens bien formés, mais en désaccord avec leur magistère sur bien des points, j’ai tendance à me penser « chrétienne » plutôt que « catholique », ce qui évite d’avoir à se confronter de trop près aux points litigieux. Le catholicisme est alors plutôt une des formes de sensibilité chrétienne, qui façonne le rapport à la liturgie, à la formulation de la foi, aux images et à la place de l’art, à une conception déterminée de la communion, aux groupes auxquels nous participons ou sommes en contact, etc. Je fais facilement du catholicisme un caractère secondaire, plutôt qu’essentiel, comme si l’on pouvait séparer la forme et le fond – ce qui est bien sûr une illusion idéaliste, mais permet un évitement confortable des conflits douloureux, et du travail qui serait nécessaire.


Même en ayant reconnu ce premier niveau de résistance, la réserve persiste. Non plus pour comprendre la position de Jean-Yves car ces temps-ci, je lui ai dit plusieurs fois : finalement, c’est assez drôle, mais tu es beaucoup plus catholique que moi… Je ne me reconnais pas complètement dans sa position, pour une raison très simple, mais essentielle : la clarification philosophique et la reconnaissance d’une appartenance à une tradition et à un héritage ne me suffisent pas, parce que la théologie m’intéresse, et que, peut-être, je me sens une responsabilité sur ce point. A la différence de Jean-Yves, je suis trop impliquée sur le terrain proprement religieux, dans une démarche d’engagement personnel, depuis très longtemps, pour pouvoir me dispenser de la prise de position religieuse, des « choix » entre athéisme et croyance – l’agnosticisme étant une autre façon de choisir sans choisir, tout en restant sur ce même terrain.
La conséquence, c’est donc que je ne peux pas me débarrasser trop vite de la prise de position proprement religieuse, celle de l’option entre croyance et athéisme. Or aucune des deux positions, dans ses expressions classsiques, ne me paraît juste, ni même viable.
Il va donc falloir travailler, et dans l’immédiat, essayer de formuler comment se pose le problème, et où j’en suis.


1/ Je me sens de moins en moins de communauté avec une certaine façon de se dire et de se vivre « croyant » : quand la foi en la résurrection sert à dénier la mort, quand la communauté des chrétiens sert à exclure de sa réflexion ceux qui pensent autrement, ou à éviter les questions qui diviseraient le groupe (mais concernent la vie des gens et les critères moraux…), quand la foi est une façon d’éviter le doute, le questionnement et de vivre sur des certitudes qui fonctionnent comme s’il s’agissait d’un savoir, pas de doute, je n’en suis pas.

2/ Le terme de croyance est d’ailleurs piégé. Sémantiquement, il désigne tout l’éventail des degrés de possibilité objective et tout l’éventail des degrés de certitude subjective. On peut donc affirmer comme très certain subjectivement quelque chose de très douteux objectivement, ou l’inverse, et tous les intermédiaires sont possibles. Si la référence au doute disparaît, alors il y a mensonge et/ou illusion : la croyance ou la foi fonctionnent comme des pseudo-savoirs. Parfois ils servent alors, dans une confusion totale, à récuser des savoirs, sans faire le travail d’établissement d’un savoir ; c’est ainsi que les créationnistes prospèrent ; c’est ainsi que l’évidence de l’universalité d’une homosexualité inconsciente, présente même chez les plus hétérosexuels d’entre nous, est ignorée, ce qui entretient l’homophobie, voire suscite la pédophilie, etc.

3/ Pour qu’une croyance soit rationnelle, et non pas crédule, on peut penser qu’il faut une certaine correspondance entre degré de possibilité objective (et pour la résurrection, ça n’est pas très élevé) et degré de certitude sujective (et bien sûr, pour que la foi en la résurrection ait assez de sens pour que quelqu’un engage sa vie sur cette conviction, la certitude doit être assez forte). La question de la foi chrétienne se situe donc d’emblée, sur ce point comme sur d’autres, du côté des paradoxes.

4/ Mais Kant nous a montré comment la raison pratique nous amène à des croyances rationnelles alors qu’il serait si simple de pouvoir s’en tenir au rejet de ce qui ne peut être l’objet d’un savoir, c’est-à-dire objet d’une expérience sensible soumis au travail de la raison. Le fait de la moralité amène des idées de la raison qui ne peuvent être que des postulats – c’est indémontrable ; à commencer par l’idée que nous sommes libres. Seulement, pour croire légitimement, il faut se hausser au niveau des raisons de la raison pratique : comment penser que le mouvement vers le progès moral serait brusquement interrompu par la mort, sans que surgisse la croyance à l’immortalité de l’âme, à la réincarnation ou à la résurrection ? (Kant n’envisage d’ailleurs que la première version de cette croyance nécessaire). Comment accepter que la moralité se détermine par elle-même, sans tenir compte de l’aspiration au bonheur, sans que surgisse l’idée d’un Bien suprême, susceptible de réconcilier bien et bonheur ? Les trois postulats kantiens de la raison pratique sont entièrement liés aux conditions nécessaires pour que la morale, et donc la raison, aient du sens – dans un monde où l’on fait par ailleurs l’expérience d’une efficacité de la raison. Bref, pour que la morale soit possible, et pour que tout ne soit pas absurde ou injuste, il faut postuler la liberté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. Ce sont les seules formes de croyance rationnellement légitimes. Les autres raisons de croire sont irrationnelles, nous empêchent d’être dans un rapport raisonnable aux capacités de notre raison, à commencer par celles de savoir et de douter, et Freud en montre les sources infantiles.

5/ N’empêche qu’il n’est pas impossible que cette réconciliation entre bien et bonheur soit notre désir mais ne soit qu’une illusion. Nou sommes poussés à croire, mais puisqu’il s’agit de croyance, nous ne pouvons pas savoir. Il est en tout cas certain que nous projetons sur Dieu nos désirs infantiles de toute-puissance, notre besoin de justice et d’amour, la sévérité parfois tyrannique de notre surmoi, notre rêve ambigu d’une existence délivrée des limites du corps, etc. Il est donc nécessaire au croyant d’être :
- capable de doute, sinon il est simplement crédule, et il prend ses désirs (et parfois même les plus régressifs et les plus violents) pour des réalités.
- capable de discerner les figures de Dieu qui sont humanisantes et rationnellement légitimes, et celles qui sont aliénantes. D’ailleurs le rejet des idoles est fondateur de la possibilité même du monothéisme. Inversement, dans les logiques religieuses polythéistes ou animistes, le rapport au religieux n’est pas pensé d’abord ou fondamentalement en termes de croyance, et le problème se pose autrement (de manière fort intéressante d’ailleurs, malgré le mépris ignorant de la tradition chrétienne pour les païens).
L’athéisme déterminé contre les croyances irrationnelles et régressives, et contre les figures de Dieu aliénantes, est une nécessité de la croyance religieuse. Sinon, nous n’avons affaire qu’à de l’illusion – ce qui est une réalité subjective largement inévitable et nécessaire, mais qui n’est saine que si le travail de désidéalisation est aussi à l’œuvre –, mais surtout à de la superstition – qui est aliénante – et à de l’idolâtrie – qui défigure c’est-à-dire blasphème la « réalité » de Dieu.
Et c’est là que le travail théologique premier n’est pas (ou ne devrait pas être…) de soutenir l’autorité de l’Eglise, ni d’être maître à penser pour construire une idéologie au service des pouvoirs, ni même de rassurer et de soutenir les croyants, mais de donner des outils pour que le désir ne soit pas dévoyé, et pour que la foi combatte autant qu’il est possible aussi bien la crédulité que l’idolâtrie et la superstition. Sinon, le langage religieux est aliénant et même, dans bien des cas, pervers.
Rappelons que c’est comme blasphémateur que Jésus, prophète eschatologique, est condamné. L’autorité religieuse est perverse quand elle condamne comme blasphémateurs les envoyés de Dieu (ou même les hommes et les femmes qui parlent à partir de leur expérience et de leur pratique, ce qui est, si l’on « croit » à l’Esprit-saint une des formes de « paroles qui sortent de la bouche de Dieu »). Elle l’est aussi quand elle condamne ou excommunie des hommes au nom de lois inhumaines qui ont remplacé de façon idolâtrique le rapport vivant à la question de Dieu.

6/ La croyance n’est pas la foi, me direz-vous, et le christianisme n’est pas « croire que » mais « croire en ». Même Ratzinger jeune l’enseignait. Cette dimension de confiance et d’engagement n’élimine pas la question de la croyance comme pensée, prise de position, ce qu’a très bien vu saint Augustin :

"Loin de nous l'idée que Dieu haïsse en nous ce par quoi il nous a créés plus excellents que les autres être vivants. Loin de nous, dis-je, le projet de croire afin de ne pas recevoir ou de ne pas chercher la raison, alors que nous ne pourrions même pas croire, si nous ne possédions pas une âme raisonnable. Si donc en certaines matières, concernant la doctrine salvatrice, que nous ne pouvons pas encore percevoir, mais que nous percevrons un jour, la foi précède la raison et purifie le cœur, afin qu'il puisse recueillir et supporter la lumière d'une grande raison, cela même relève de la raison. C'est donc en toute raison que le prophète dit : “Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas” (Isaïe VII, 9). Il a ici distingué sans le moindre doute ces deux activités, et il a donné le conseil de croire d'abord, afin d'être en mesure de comprendre ce que l'on croit. Par là, il lui a paru raisonnable que la foi précédât la raison. Mais si ce précepte lui-même n'est pas raisonnable, c'est qu'il manque de raison. Loin de nous cette pensée ! Si donc il est raisonnable, à propos de certains points importants que nous ne pouvons comprendre, que la foi précède la raison, il n'y a pas le moindre doute que la petite part de raison qui nous en persuade ne précède elle-même la foi" (Lettre CXX, I, 3).
Qui ne verrait, en effet, qu'il faut penser avant de croire ? Personne, assurément, ne croit quelque chose, s'il n'a d'abord pensé qu'il fallait le croire. Si furtivement, si rapidement que volent certaines pensées, et qu'elles précèdent la volonté de croire, quand bien même celle-ci les suivrait si vite, qu'elle semblât les accompagner en étant unie à elles, il est nécessaire que la pensée prévienne tout ce que l'on croit. Croire n'est d'ailleurs rien d'autre que penser en donnant son assentiment. Tout homme qui pense, en effet, ne croit pas, et la plupart même pensent pour ne pas croire ; mais tout homme qui croit, c'est en croyant qu'il pense, et en pensant qu'il croit. En ce qui concerne la religion et la piété, dont parlait l'apôtre, si "nous ne sommes pas capables de concevoir quelque pensée en la tirant comme de nous-mêmes" et si "notre capacité nous vient de Dieu", nous ne sommes assurément pas capables de croire quelque chose en le tirant comme de nous-mêmes, ce que nous ne pouvons faire sans la pensée, et la capacité que nous avons de commencer à croire nous vient de Dieu. En conséquence, de même que personne n'est, par ses seules forces, capable de commencer ou de parfaire aucune œuvre bonne /…/ et qu'ainsi, au commencement, comme dans l'achèvement de toute œuvre bonne, notre capacité nous vient de Dieu, de même, personne n'est, par ses seules forces, capable de commencer à croire ou de parfaire sa foi, mais notre capacité nous vient de Dieu ; car la foi, si elle n'est pas pensée, n'est rien, et “nous ne sommes pas capables capables de concevoir quelque pensée en la tirant comme de nous-mêmes, mais notre capacité nous vient de Dieu” (De la prédestination des saints, II, 5).

 
Mais par rapport à la pure croyance, la notion de foi religieuse rend compte d’un autre facteur que la décision rationnelle, celui du désir (l’espérance) et celui de l’attachement à la parole reçue (l’amour) qui interviennent quand il s’agit de foi, et qui font que mon argumentation sur l’improbabilité de la résurrection ne joue que fort peu dans le fait de croire ou non à la résurrection.

7/ Je peux donc comprendre que l’on soit croyant, et je suis intéressée par la façon dont les gens disent comment et pourquoi ils le sont. Mais on ne peut me demander de respecter leur témoignage tel qu’il est, sans interrogation critique :
* comme psychanalyste, je sais que les raisons conscientes avancées sont souvent des rationalisations, qui cachent des motivations et des réalités psychiques inévitablement plus ambiguës, et souvent, en matière religieuse, issues des profondeurs de l’enfance.
* Comme citoyenne je constate que certaines façons de croire sont socialement dangereuses, et même parfois meurtrières, et font bon marché des critères de liberté ou de justice habituellement reconnus dans notre société.
* Comme philosophe, je constate que les critères de rationalité qui fonctionnent habituellement plus ou moins dans les relations entre les hommes sont souvent mis à mal quand il s’agit de religion. Parfois du fait d’une « raison mystique » qui bouleverse les critères habituels et suscite d’autres réflexions. Mais bien souvent, parce qu’il y a un rabattement grave du religieux sur l’idéologie, et que l’on fait jouer à la religion un rôle d’assujettissement idéologique (ce que Jean-Yves, dans d’autres papiers, appelle la bigoterie).
* Comme chrétienne, j’ai le sentiment que l’on est passé d’une Eglise qui se convertissait et se réformait en s’ouvrant au contact des « aux hommes de bonne volonté » à une Eglise restauratrice qui veut imposer son autorité, fonctionner comme un lobby dans la société et exclure la discussion interne (au mieux, on a des juxtapositions de communautés, petits clubs monocolores où chacun se sent bien, ce qui précisément n’est plus le rassemblement d’un peuple « messianique » venu de tous les peuples…). Je ne reconnais plus l’Eglise qui m’a éveillée à l’engagement. L’Eglise conciliaire, lors de mon adolescence, tentait de s’ouvrir – timidement – et de se repenser à partir de ce décentrement (à mon sens fondateur de l’Eglise, comme le montre dans les récits de la passion la foi du centurion qui vient juste après le reniement de Pierre). L’événement qui marque son changement d’orientation est la condamnation et la marginalisation de la théologie de la libération. Le symptôme en a été la papolâtrie médiatisée, qui rassemble peut-être des foules, mais en dénaturant gravement ce que peut être le « message » chrétien. Il est aujourd’hui davantage l’attitude de provocation arrogante de Benoît XVI.
* Comme théologienne, je me sens de nouveau la responsabilité d’une parole critique, pour contribuer à montrer qu’on peut vivre et penser autrement l’héritage de vie du christianisme.

8/ Pour moi le christianisme est toujours appel à la foi, ou expérience de reconnaissance du Christ, jamais possession d’une foi, et donc jamais croyance établie sur laquelle je peux prendre appui pour garantir mes opinions, mes jugements moraux, mes prises de position. C’est peut-être l’effet de mon incroyance grandissante, mais aussi de la réflexion sur les athéismes déterminés contre tel ou tel faux Dieu, y compris ceux qui fonctionnent dans nos communautés croyantes…

9/ Je crois même – au sens de je hasarde ma pensée à prendre comme hypothèse de travail – que c’est cela que veut dire « résurrection du Christ » : celui qui était mort est vivant, quelque chose renaît et se réveille que l’on ne croyait pas possible, qui est inouï et inattendu. Et c’est cela que j’éprouve actuellement : la parole de mon mari sur ses convictions de « catholique incroyant », ma propre remobilisation pour un héritage chrétien dont je m’étais senti chassée par l’évolution de l’Eglise et de ma propre liberté de vivre et de penser…, lafaçon dont ce double mouvement « m’ouvre à l’intelligence des Ecritures » alors que j’avais commencé, comme les disciples d’Emmaüs, à parler de ma foi au passé (« nous croyions, nous… »), les échanges que nous avons avec d’autres, l’envie de comprendre et de penser ce qui se passe autour de nous, etc. Bien sûr, il est des formes de resurgissement plus essentielles encore, des gens qui renaissent à eux-mêmes après trente ou quarante ans de mutilation interne ou de souffrances excessives, des chemins de paix au cœur même des guerres, etc. C’est le mouvement qui importe ici : ce qui est perdu est retrouvé, le fils qui était mort est revenu à la vie (cf Luc, 16, 32), quelqu’un peut enfin vivre et pas seulement survivre, ou trouve enfin les mots justes qui redonnent vie, ou accède à sa propre parole… La peur recule.

Des événements, des réactions d’indignation, de nouvelles rencontres rouvrent des questions que l’on croyait mortes, des enthousiasmes qui semblaient taris. La question de l’identité de Jésus et de celle du christianisme, la question philosophique de Dieu, la question de savoir si l’Eglise peut ou non être porteuse d’espérance, et à quelles conditions, la question des rapports entre liberté, débat et communion, et bien d’autres, se réveillent – parmi d’autres enjeux fort importants aussi – comme des questions intéressantes et vitales. Et les mots de la Bible et de l’Evangile viennent accompagner cela. Bonhœffer indiquait ce mouvement : par la relation à l’Evangile, nous sommes présents « avec Dieu » « devant Dieu » à un monde adulte qui « n’a pas besoin » de Dieu. Il oppose cette expérience à l’attitude des « gens religieux » qui « parlent de Dieu quand les connaissances humaines (quelquefois par paresse) se heurtent à leurs limites ou quand les forces humaines font défaut » (Résistance et soumission, p. 290). « J’aimerais parler de Dieu non dans la faiblesse, mais dans la force, non à propos de la mort et de la faute, mais dans la vie et la bonté de l’homme. Près des limites, il me semble préférable de se taire et de laisser itrrésolu ce qui est sans solution » (ibid.).
Comment donc pourrais-je dire que je ne crois pas à la résurrection de Jésus ? Non seulement le tombeau est vide, mais il se fait voir ou nous rejoint sur la route. Mais comment pourrais-je dire que j’en suis sûre ? Ce n’est ni un fait ni un savoir. Ou même puis-je dire que j’y crois ? C’est tout sauf une croyance, et je m’en fiche de savoir si je suis croyante ou incroyante : c’est justement cette délimitation là, posée a priori, que la résurrection efface, au profit de la reconnaissance de ce qui est vivant, de la rencontre inattendue, de la dénonciation de cette façon de penser à partir de l’exclusion : qui est d’ici ou qui est d’en-face… L’heure est venue où « ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem » (Jn 21) que l’on adore « le Père » mais partout où nous sommes, car lui qui est « esprit » cherche des adorateurs « en esprit et en vérité » (Jn 4, 23-24). La reconnaissance de Jésus jaillit de la rencontre ; d’autres m’appellent à la foi que je n’attendais ou ne reconnaissais plus, ou au contraire font resurgir l’envie de fuir ou de hurler et la nécessité d’un athéisme qui nie tout faux dieu.
Je sais que je suis de cette « famille » symbolique-là, avec ses lumières et ses ombres. Ce qui nous a humanisé en nous rendant capable de symbolisation s’est fait dans une famille et des groupes, selon une certaine façon de vivre et de penser le rapport au temps, à soi, à l’altérité, à l’exigence morale, au corps et à l’animalité, à l’histoire, à la société, etc. Que l’on « croie » ou non aux convictions alors inculquées n’y change pas grand chose : elles nous ont en partie façonnés. Je sais que je vis de cet héritage chrétien beaucoup plus profondément que je ne le croyais, et que lorsque j’y pense librement, sans la pression de telle ou telle façon de croire, il me rend heureuse. « Je me délecte de tes décrets, je n’oublie pas ta parole /…/ Dessille mes yeux et je verrai les merveilles de ta Loi /…/ J’aime avec passion tes décisions de chaque instant » psaume 119, 14-20). Rien ne garantit qu’il n’y ait pas d’ambiguïté ni de régression dans cet attachement, rien n’y détermine non plus comment ce que le psaume appelle loi, décision, décret peut être transposé ou interprété aujourd’hui. Le fait de l’attachement ne porte pas en lui-même de valeur. Mais dans cet héritage aussi, j’apprends que Dieu est « plus grand que notre cœur » (1 Jn 3, 20) même quand notre cœur nous condamne, et je sais qu’il y a plus de choses dans l’univers que nous ne pouvons en embrasser. Je sais que le désir et l’amour me retiennent dans la sphère de la pensée religieuse lors même que je pense essentiel de la critiquer radicalement.
Mais ces constats, ces « je sais », sont ils une croyance ? Ma pensée n’est pas fixée, accrochée à quelque certitude que ce soit. Si la dogmatique chrétienne m’intéresse, c’est parce qu’elle est une délimitation claire de l’interprétation du souvenir et de la personne du Christ (même si historiquement, elle s’est constituée, comme toute création humaine, parmi de nombreuses ambiguïtés), qu’elle permet de s’y confronter comme à un ensemble, et non en fonction de ses désirs subjectifs du moment, qui sont souvent le simple reflet de l’air du temps. Cette réserve de pensée détermine à peu près quand il s’agit de christianisme et quand il s’agit d’autre chose. Elle permet justement de n’être pas « dogmatique » en imposant comme seule possible la dernière mouture historique d’un christianisme qui gagne à n’être pas le soutien d’un pouvoir, quel qu’il soit, notamment d’un pouvoir ecclésial, mais qui s’offre à être toujours vécu et repensé à nouveau, à partir de conditions nouvelles. Le premier problème n’est pas la visibilité de l’Eglise, ni son influence, mais c’est c’est la proposition de filiation du christianisme : comment la parole sur Jésus qui se transmet de bouche à oreille, de vie à vie, féconde, suscite, engendre effectivement des gens qui vivent la liberté spirituelle des « enfants de Dieu ».

10/ Ce faisant, je suis d’ailleurs très orthodoxe. Mon « acquis » religieux antérieur est précisément toujours remis en cause par la rencontre réelle des autres hommes et plus encore de telle ou telle parole évangélique éprouvée au contact d’une expérience réelle de vie. Et Dieu est « quelque chose dont rien de plus grand ne saurait être pensé » dit saint Anselme : ce que je pense à un moment donné, et ce que (dans le mouvement de l’appel à la foi, reçu, accueilli et vécu) je peux dire de Dieu est essentiel et en même temps toujours moins que ce que Dieu est et appelle à découvrir de lui. Dans ce dynamisme de « toujours plus », toujours au-delà de ce que je peux penser, il y a une remise en question constante et une redécouverte constante qui conduit « de commencement en commencement par des commencements qui n’auront jamais de fin » (Gégroire de Nysse, in La vie de Moïse), en passant par des moments d’impasses et par des remises en question radicales. Et nous pouvons nommer Dieu, authentiquement précise saint Thomas (Somme théologique, I, 1 question 13), mais toujours en articulant théologie négative (rien de ce que nous pouvons dire n’est à la hauteur de Dieu, et il vaudrait mieux se taire) et théologie positive (risquer sa parole).

11/ « Est-ce que je crois à la résurrection ? », la question n’a donc guère de sens pour moi. Disons que je ne peux me débarrasser du ressurgissement de cette espérance, qui vient déterminer aussi ce qui fait qu’en matière religieuse, finalement tout en étant fondamentalement incroyante, je ne suis pas athée, puisque j’expérimente très fréquemment la force de resurgissement de la reconnaissance de Jésus. Mais je suis athée chaque fois que la croyance établie, possédée, affirmée comme une certitude est justement posée comme obstacle aux déstabilisations et aux réveils, resurgissements, reconnaissances qui font la vie. Et de ce point de vue, je ne suis ni croyante ni athée, car l’athéisme absolu (et non plus l’athéisme déterminé comme rejet au coup par coup de ce qui est mortifère) est justement une prise de position croyante qui dit une fois pour toutes : rien de cela ne peut exister. Or, de fait, ça existe, ça vit, pour le meilleur et parfois pour le pire. L’athéisme absolu se contredit lui-meme puisqu’il affirme une croyance négative, comme le scepticisme absolu se contredit en affirmant le doute généralisé comme une vérité définitive, qui ne distingue plus des degrés de savoir et d’ignorance ou des vérités relatives. Mais athéisme et scepticisme déterminés (contre telle certitude) sont des outils critiques essentiels.
Pourquoi se compliquer la vie comme ça ? Ce serait tellement plus simple de s’en tenir au Dieu des philosophes, et de s’abstenir de ce terrain religieux, toujours ambigu, toujours violent dans l’investissement affectif qu’il suscite. Autant se demander pourquoi la parole d’un certain Jésus, issu de cette Galilée des nations dont rien ne pouvait sortir de bon aux yeux des autorités religieuses de l’époque, a eu tant d’impact sur tant d’entre nous… depuis les premiers témoins et chroniqueurs, Marc, Matthieu, Luc, Jean, Paul et les autres… Ils nous ont refilé la patate chaude, il faut bien faire avec !
Mais alors la nécessité d’être plutôt athée que croyant s’impose, notamment dès que la religion veut du pouvoir ; cet athéisme déterminé-là est proche d’une forme moderne de théologie négative : méfions-nous des croyances considérées comme acquises, qui empêche que vive vraiment l’héritage symbolique parce qu’elles l’enterrent dans un mausolée, et qu’elles déterminent par l’exclusion qui a part à l’héritage – aux dépens des complexités de la vie et du souffle de l’Esprit. La seule question qui importe, ce sont les lieux et les moments où peut exister une victoire de la vie sur la mort. Mais je ne peut ignorer que cela s’est un jour pensé en termes de résurrection, et que chez les Pères de l’Eglise, Justin parle de la croix en termes de victoire. Il y a donc un combat, qui prend entre autres une forme religieuse dont je me trouve, comme d’autres, historiquement héritière. A nous d’en faire quelque une source de vie, et non un lieu mort ou un poids mortel voire meurtrier.